Après les régionales françaises, quelle responsabilité de l'Europe ?

Par Romaric Godin  |   |  1848  mots
L'Europe doit se remettre en cause pour survivre.
La poussée de l’extrême-droite en France pose la question de la responsabilité européenne. Et donc de la réaction de l'Europe. Saura-t-elle en être consciente ?

Les élections régionales françaises sont donc passées. Cette fois encore, sans « casse. » La mobilisation des électeurs de gauche et des abstentionnistes a bloqué la route au Front National, l'empêchant de disposer d'un exécutif régional. Mais il n'y aurait de pire danger désormais que de faire, une nouvelle fois, comme s'il ne s'était rien passé. D'appliquer encore la stratégie que les dirigeants européens appliquent depuis 2010 sur la quasi-totalité des sujets : mettre soigneusement la poussière sous le tapis, tapoter dessus, et l'oublier aussitôt.

Les deux réactions possibles

Avec un parti d'extrême-droite à 30 % des voix, capable de consolider ses positions, disposant désormais de fiefs électoraux, et capables d'augmenter encore ses voix au deuxième tour dans les régions qu'il pouvait emporter, le deuxième pays de la zone euro pose très clairement un problème pour l'Europe. Dès lors, il existe deux réactions à ce problème au niveau européen. Le premier est de considérer que l'Europe est une part du problème. La seconde est la réaction habituelle de l'Europe : la France est malade d'elle-même, l'Europe n'y est pour rien. Au contraire, l'UE montrerait à la France la bonne voie dans laquelle cette dernière s'obstine à ne vouloir entrer. Que la France, donc, se plie aux bons « conseils » venus de Bruxelles et Berlin, et le problème du FN disparaîtra par le retour de la croissance.

Une responsabilité liée aux nouvelles compétences de l'Europe

Mais cette dernière analyse semble à bout de course. Elle refuse de voir plusieurs faits évidents. A commencer par l'influence grandissante de Bruxelles sur les budgets nationaux. Ce devait être pourtant un « saut qualitatif » important de l'intégration en 2011 avec le semestre européen, les directives Two Pack et Six Pack et le pacte budgétaire. Dès lors que les budgets sont présentés à Bruxelles et font l'objet de négociations avec la Commission, dès lors que cette dernière donne des bons et mauvais points sur les « déséquilibres macroéconomiques » et influent ainsi sur les politiques nationales, pourquoi l'UE devrait-elle être épargnée des critiques qui se dirigent vers les gouvernements des pays membres ?

Sans compter que ces nouvelles méthodes n'ont pas peu contribué à une certaine exaspération. Les coups de semonce donnés sans cesse aux Etats sur leurs budgets, les « conseils » attribués du haut d'une expertise peu crédible aux gouvernements sur les politiques à mener, tout ceci a contribué à donner l'impression aux électeurs européens que leur sort ne se décide plus dans les urnes, mais dans des bureaux de Berlaymont, au siège de la Commission. Une impression qui n'est sans doute pas pour rien dans le niveau élevé d'abstention que l'on constate dans de nombreux pays européens. Mais cette impression conduit aussi à chercher des alternatives « hors de l'Europe » pour ceux qui souffrent le plus de ces politiques prônées par l'UE. Le FN en a très clairement profité.

Pas d'alternative politique

Le discours porté par Bruxelles a été repris par les élites politiques de la plupart des pays qui ne les discutent plus réellement. Mieux même, les résultats des élections ne remettent pas en cause davantage cette nouvelle orthodoxie. S'il y a un problème, c'est que l'on n'a pas assez donné dans les recettes « miracles » : les « réformes structurelles » pour flexibiliser le marché du travail et la consolidation budgétaire pour redonner confiance aux investisseurs. Mais ce discours est insupportable désormais à toute une partie de la population. Lorsque, dans certaines régions, les jeunes n'ont d'autre avenir que la précarité, comment pourrait-il entendre le discours de « flexibilisation nécessaire » du marché du travail ? Lorsque les services publics ont déserté des zones entières, que les hôpitaux sont regroupés comme les écoles, que les bureaux de poste ferment avec les usines, que des populations entières sont réduites à vivre de transferts sociaux, comment les habitants pourraient comprendre le besoin de baisser encore la dépense publique ? Logiquement, ces gens cherchent des solutions, non pas dans le « toujours plus », mais dans le « différent. » Le drame de la politique européenne, c'est que le « différent » n'est pas proposé par des partis républicains.

Pas d'alternative économique

Enfin, faudra-t-il le rappeler ? L'Europe a systématisé ce refus de toute politique économique alternative, de toute « alternance » politique dans cette politique. Elle s'est montrée arrogante en affirmant qu'elle détenait la « vérité » et que tout ce qui s'y opposait était une « erreur. » Le semestre européen est une tentative pour « neutraliser » le rôle du politique dans la politique économique. Les « coups de force » contre les instances élues sont légion depuis 2010 : la chute du gouvernement Berlusconi en Italie en 2011, celle du gouvernement Papandréou un peu plus tard, la demande d'un « pacte » faisant accepter les « réformes » aux partis espagnols et portugais la même année, les pressions de la BCE sur le gouvernement irlandais en 2010, les menaces contre le parlement chypriote en 2013... Et, évidemment, la crise politique avec la Grèce au premier semestre 2015. En réduisant le gouvernement grec à la capitulation après une campagne haineuse envers le peuple grec, l'Europe a donné jour à sa plus détestable image. Une aubaine pour les partis eurosceptiques qui ont pu se présenter comme « les défenseurs de la démocratie contre les superstructures technocratiques. »

Echec économique

Si, du moins, ces politiques portaient leurs fruits. Mais la réalité est toute autre : cette politique, qui mêle deux recettes, les « réformes structurelles » et la consolidation budgétaire, est un échec patent. Se cacher derrière la « dynamique de la reprise » comme le font les membres de la Commission près de trois ans ne sert à rien d'autre qu'à renforcer l'impression d'une instance coupée des réalités. La croissance de la zone euro n'a jamais été supérieure depuis deux ans à 0,4 % sur un trimestre. La Commission elle-même reconnaît que la croissance annuelle sera durablement sous les 2 %, au moins pendant deux ans. La baisse du taux de chômage dans la zone euro ne doit pas faire illusion : il est fort éloigné de son niveau d'équilibre et de son niveau d'avant-crise.

Aveuglement

La réalité, c'est que la politique violente menée par la Commission dans les pays périphériques entre 2010 et 2013 et, avec un peu moins de violence ailleurs, a détruit durablement la confiance. La question n'est pas finalement que la France ait ou non connu une « vraie austérité » (qui reste à définir), c'est que la politique menée ait conduit les agents économiques à s'attendre à ce que l'austérité devienne inévitable. C'est que, dans beaucoup de pays de la zone euro, cette politique ait détruit une grande partie de la capacité de production. C'est que les pays de la zone euro sont, plus que jamais des concurrents jouant sur l'abaissement du coût du travail et non des partenaires. C'est enfin que les efforts de la BCE pour relancer l'économie sont rendus vains par une politique européenne aveugle, incapable de prendre en compte la nécessité d'investir dans l'avenir pour soutenir l'assouplissement quantitatif. Tout ceci conduit inévitablement à une croissance faible et mal répartie. Se contenter d'applaudir à la baisse d'un chômage espagnol encore à 23 % ou de présenter la petite et riche Irlande comme la solution ne sert qu'à nier encore davantage le problème. Et, donc à l'aggraver.

Prendre conscience de la responsabilité de l'Europe

L'Europe a donc une part de responsabilité dans ce qui se passe en France. Du reste, il faudrait être aveugle pour ne pas s'en rendre compte. Partout en Europe occidentale, les structures politiques traditionnelles se sont désagrégées depuis 2010 et le début de la crise européenne. Renvoyer seulement à la responsabilité individuelle des pays n'a donc pas de sens. Evidemment, l'UE n'est pas responsable de tout, comme les causes économiques ne sont pas responsables de tout. Mais nier la responsabilité politique et économique de l'Europe ne revient qu'à pratiquer une politique de l'autruche qui conduira à une inévitable nouvelle crise. Le danger n'est pas si faible. Qu'on songe à l'Italie où « l'union sacrée » pourrait ne pas se faire contre les Eurosceptiques, mais en leur faveur. En cas de ballotage, la Ligue du Nord, les néofascistes et le Mouvement 5 Etoiles pourraient se retrouver dans le rejet de Matteo Renzi, si l'on en croit certains sondages.

Prise de conscience ?

Ce n'est donc pas un hasard si, la semaine passée, Matteo Renzi a été le premier, sur Facebook, à demander en français et en italien à l'Europe de changer. Il n'a pas été le seul : Manuel Valls samedi à Berlin a demandé une « Europe sociale » avec un salaire minimum commun. La veille, le patron des Sociaux-démocrates Sigmar Gabriel avait assuré avoir mis en garde Angela Merkel contre les effets de l'austérité. S'agit-il d'une prise de conscience ? Ce lundi 13 décembre, Pierre Moscovici assurait que l'Europe était une « solution. » Sans doute, mais à condition d'en finir avec la politique actuelle. Or, c'est ici que le bât blesse : l'Europe a fait de cette politique plus qu'une politique, c'est une « structure » gravée dans le marbre.

Le problème de la social-démocratie

Ce qui ne laisse pas d'inquiéter, c'est que la zone euro s'est intégrée autour de cette politique qui a échoué et de l'impossibilité d'une alternative. Envisager une relance européenne pour soutenir la BCE semble aujourd'hui impossible. C'est aussi que le tout-puissant ministre des Finances allemand Wolfgang Schäuble ne veut rien changer et donne à l'Europe la couleur qu'il désire : mettant au pas la Grèce en juillet, tançant régulièrement les « mauvais élèves », refusant la garantie unifiée sur les dépôts bancaires.

Ce qui enfin est préoccupant, c'est que ceux qui tirent la sonnette d'alarme aujourd'hui n'ont rien fait pour empêcher ce désastre. Matteo Renzi n'a pas su utiliser en 2014 sa présidence de l'UE pour inverser la vapeur et obtenir l'exclusion des investissements du pacte de stabilité. Manuel Valls n'a aidé la Grèce que pour rédiger un plan d'austérité qui a été déchiré par Wolfgang Schäuble quelques jours plus tard, puis a été durci sous les applaudissements de la France. Sigmar Gabriel, enfin, a refusé de soutenir en 2012 François Hollande pour des raisons de politique intérieure et n'a rien fait, bien au contraire, pour freiner la politique d'Angela Merkel qui semble aujourd'hui regretter. Doit-on s'étonner alors que la social-démocratie ne parvienne plus à remplir son rôle d'alternative pour les Européens ?

Le désarroi des Européens s'expliquent donc par ce paradoxe terrible : la majorité d'entre eux ne veut pas remettre en cause le projet européen, mais chacun sait que l'Europe doit changer. Et, politiquement, nul ne semble en mesure de porter cet espoir. Reste alors le désespoir. Et donc le danger.