Ceta : la Wallonie, mauvaise conscience de l'UE

Par Romaric Godin  |   |  1798  mots
Paul Magnette, ministre-président de Wallonie, ne veut pas du CETA tel quel. (Crédits : FRANCOIS LENOIR)
La région wallonne n'a pas cédé et rejette toujours le traité de commerce euro-canadien. Un refus qui place l'UE devant ses contradictions et ses limites.

Haro sur la Wallonie ! Jusqu'ici, la très discrète entité fédérale belge n'intéressait à peu près personne en dehors des frontières du Royaume des Belges. Mais depuis que son parlement a refusé d'accorder au gouvernement fédéral belge le droit de signer le traité de commerce entre l'Union européenne et le Canada (Ceta), elle est devenue « l'ennemie public numéro un » des dirigeants européens. Ce lundi 24 octobre, l'ancien premier ministre belge Elio di Rupio, lui-même ancien ministre-président de Wallonie, a dénoncé les « pressions invraisemblables » sur l'actuel chef du gouvernement wallon, Paul Magnette.

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Et, de fait, tous les grands d'Europe, de Jean-Claude Juncker à Martin Schulz en passant par François Hollande sont venus demander à la région belge de lever son veto. Comme toujours en pareil cas, lorsqu'un membre de l'UE fait connaître sa différence, l'UE est tentée d'avoir recours à des pressions non exemptes d'un certain mépris. Après avoir tenté d'amadouer les Wallons par de vagues promesses contenues dans une non moins vague « déclaration interprétative » du traité, les autorités européennes ont eu recours à un ultimatum, laissant 24 heures au gouvernement de Namur pour changer sa position. En vain.

Le concert des plaintes s'est alors engagé pour pointer du doigt une simple région capable de damer le pion à la « volonté générale » européenne qui, elle, souhaiterait ardemment le Ceta. Les comparaisons se sont multipliées : laisserait-on la Seine-et-Marne bloquer une loi française ? 500 millions d'Européens peuvent-ils se laisser dicter leur sort par une poignée de Belges irréductibles à la grande marche de la mondialisation ?

Un droit ne vaut que si l'on en fait usage

Ces propos traduisent en réalité surtout une incompréhension de la réalité constitutionnelle belge. La Wallonie, comme les autres entités fédérales de la Belgique, formée de trois régions et de trois communautés, dispose de la compétence commerciale garantie par la Constitution. Pourquoi ne devrait-elle pas faire usage de cette compétence pour refuser ce qui déplaît à sa majorité parlementaire ?

On peut s'en désoler, mais la Belgique, Etat membre de l'UE, est ainsi constituée et c'est le fruit de longues discussions, voulue du reste par les Flamands libéraux. Ce partage des responsabilités a été la condition de la survie de la Belgique. « There is no such thing as a free lunch » (« un repas gratuit n'existe pas »), se plaisent à rappeler sans cesse les doctrinaires libéraux. Et de fait : le blocage du Ceta et, sans doute ainsi de son cousin le TTIP, est le prix à payer pour le maintien de l'unité belge. Car le compromis belge a donné la parole à la région wallonne. Cette dernière en fait logiquement usage. Or, rien n'est moins logique que le fait qu'un Etat se soumette à ses propres règles constitutionnelles et que son comportement dans l'UE en découle.

Faire taire les petits ?

L'argument de la « petite région » qui bloque tout n'est donc pas tenable. C'est, du reste, le propre des vrais Etats fédéraux que de donner des pouvoirs démesurés à des petits ensembles disposant de particularités fortes. C'est ainsi que l'on « compense » la dilution des Etats fédérés dans l'ensemble plus vaste.

Au Sénat des Etats-Unis, chambre aux pouvoirs considérables, tous les Etats ont deux élus, ce qui donne un poids considérable aux petits Etats. L'Allemagne attribue par exemple trois représentants au Bundesrat à la Ville de Brême (600.000 habitants) et seulement deux fois plus à la Rhénanie du Nord Westphalie, trente fois plus peuplée. Le poids des Brêmois est donc démesuré.

Dans l'UE, elle-même, le poids des petits Etats est considérable et, lorsque l'unanimité est prescrite par les traités, Malte, 250.000 habitants, Etat 13 fois moins peuplé que la Wallonie (qui compte 3,5 millions d'habitants), dispose du même poids que l'Allemagne ou la France. On se souvient que, durant la crise grecque, les Européens ne cessaient d'opposer à Athènes la mauvaise humeur des Slovaques, plus nombreux de 1,5 millions que les Wallons, comme une justification de la fermeté de l'UE. Et que Bruxelles a été tentée d'utiliser le mécontentement légitime des 5 millions d'Écossais contre le vote en faveur du Brexit des 46 millions d'électeurs du Royaume-Uni.

L'ambiguïté institutionnelle européenne

En réalité, le blocage wallon irrite l'Europe pour plusieurs raisons. D'abord, parce qu'il met à jour les failles de la construction européenne. L'UE donne en effet de fait un pouvoir considérable aux petits Etats, mais ne tolère pas qu'ils en usent. Aussi a-t-on châtié les Grecs de leur révolte du premier semestre 2015 et a-t-on menacé les Néerlandais lors du référendum sur le traité d'association avec l'Ukraine en avril 2016.

Cette fois, on fait pression sur la Wallonie pour qu'elle cède sur le Ceta en lui proposant un simili-compromis. Mais si, évidemment, l'arrière-pensée politique du président wallon, soumis à la montée du Parti du Travail Belge (PTB) existe sans doute, la décision du parlement de Namur rend compte de la réalité de la population wallonne. Paul Magnette l'a d'ailleurs souligné : entre le risque de bloquer le Ceta et d'irriter l'Europe et celui de se couper de sa population, il choisit la première option. Les Wallons ont pris leurs responsabilités pour ce qui les concernent. Le gouvernement a pourtant maintes fois alerté les autorités nationales et européennes de leurs réserves. Vainement.  Car pour les dirigeants européens, la voix wallonne isolée ne saurait compter.

Peut-on imaginer de telles pressions sur la Cour constitutionnelle de Karlsruhe si cette dernière avait interdit au gouvernement allemand de signer le traité ? On aurait immédiatement rouvert les négociations. Or, dans la logique institutionnelle de l'UE, le refus allemand a exactement le même poids que le refus belge ou maltais. Le problème, c'est que l'UE n'accepte pas cette réalité. Elle s'efforce de tendre en fait vers un « Etat fédéral », qui, en réalité, serait un Etat centralisé qui dissoudrait les volontés nationales dans une vaste volonté générale européenne. Mais, comme elle est incapable d'imposer cet objectif en raison de la résistance des peuples et des Etats, elle tente de contourner la réalité institutionnelle, souvent par des pressions sur les Etats isolés qui tentent d'exercer leurs droits. C'est cette ambiguïté insoluble pour l'instant que l'affaire wallonne met une nouvelle fois en avant.

La fin du mythe de la « mondialisation heureuse »

Mais il y a plus. Ce refus du Ceta par la Wallonie est aussi le refus d'un certain angélisme sur l'ouverture commerciale et la mondialisation. Or, cet angélisme est encore, semble-t-il, la doctrine officielle de l'UE. Depuis le veto wallon, on voit refleurir les chiffres des emplois perdus en cas d'enterrement du Ceta et les scénarios catastrophiques pour la croissance mondiale.

On voit se presser les dirigeants européens comme s'il en allait de l'avenir économique de l'Europe. Mais ce vieux disque sorti des années 2000 ne semblent plus tourner aussi bien. Le parlement wallon a travaillé en profondeur le sujet. Il a écouté, consulté et finalement tranché. Lui aussi a écouté les « experts » et il en a tiré des conclusions opposées à celles défendues par l'UE.

Preuve que, désormais, la « mondialisation heureuse » ne va plus de soi. Comme l'a souligné Paul Magnette, il ne s'agit pas pour autant de refermer les frontières : il s'agit plutôt de renforcer les garanties et les normes afin de changer la donne de la compétition et de ne plus faire de la compétitivité qu'un enjeu de coût et de prix. Le Ceta n'est, il est vrai, qu'une victime collatérale de la « vraie bataille » qui va s'engager, celle du traité transatlantique (TTIP) avec les Etats-Unis. Là encore, c'est le message que veut faire passer la Wallonie : utilisons le Ceta pour fixer une « référence » sur le TTIP.

Remise en cause d'un fondement de la politique européenne

De ce point de vue, la critique wallonne est rude pour l'UE : elle signifie que les bénéfices du libre-échange ne vont plus de soi. Le paradis schumpétérien de la « destruction créatrice » ne passe plus aussi bien. La Wallonie, région qui a beaucoup souffert de la première phase de la mondialisation, sait de quoi elle parle.

La demande de garanties, de protection, n'est pas un rejet complet de la mondialisation et de l'ouverture, c'est une demande d'une autre mondialisation. Le veto wallon se base précisément sur cette demande en fixant un certain nombre de demandes minimales, notamment sur les normes sociales et l'arbitrage. Il contraint donc la « grande coalition » au pouvoir dans l'UE à se remettre en cause. D'autant plus que le rejet ne vient pas d'une région dirigée par la « gauche radicale » ou l'extrême-droite, mais par une coalition entre sociaux-démocrates et chrétiens-démocrates. En fait, Namur demande à l'Europe de prendre en compte une nouvelle réalité : celle de l'après-crise financière.

Une « remise à niveau » que l'UE tarde à accepter, mais qui est cruciale, car son refus alimente les forces eurosceptiques. On aurait donc tort de ne pas écouter ce que dit cette « petite » région belge qui, du reste, n'est pas si isolée : une autre région belge, celle de Bruxelles-Capitale, devrait rejeter le Ceta. De plus, en Allemagne, le feu vert de la Cour de Karlsruhe n'a été accordé que sous certaines conditions, notamment le refus de la procédure d'arbitrage. Elle n'empêchait pas la signature du traité, mais promettait une mise en œuvre très complexe...

Un drame ou une chance ?

Le « non » de Namur n'est pas le drame que se plaisent à décrire les dirigeants européens. C'est seulement le drame d'une politique qui ne prend guère en compte la réalité institutionnelle, politique et sociale de l'UE. Si le libre-échange est une véritable chance pour le Canada et l'UE, un nouvel accord devrait pouvoir être trouvé sur de nouvelles bases. Et il en ira de même pour le TTIP. C'est une opportunité pour l'UE de changer de logique. Jadis, il était de coutume de dire que l'UE sortait renforcée de ses crises. Les difficultés à gérer les plus récentes, rend cette vérité de plus en plus douteuse, mais il est peut-être temps d'y revenir et de comprendre, enfin, ce que signifient ces crises à répétition.