Grèce : le dilemme de la BCE

Par Romaric Godin  |   |  1648  mots
L'Eurosystème subirait un choc en cas de Grexit
La BCE pourrait resserrer le nœud coulant bientôt sur l'ELA. Mais sa position est très délicate. Revue de détail des risques liés au Grexit pour la BCE.

La BCE est de plus en plus piégée par la crise grecque. Mercredi 22 avril, l'institution de Francfort a décidé de ne pas appliquer de décote supplémentaire sur les collatéraux (les titres mis en gage) déposés par les banques grecques. La question devrait cependant revenir sur la table le 29 avril prochain, puisque les conditions du programme d'accès d'urgence à la liquidité (ELA) sont revues chaque semaine. Selon des sources grecques, « il pourrait y avoir une décision » ce mercredi. Mais le choix auquel est confronté Mario Draghi est cependant très délicat.

La stratégie de la BCE : soutenir les créanciers

D'un côté, en effet, la BCE est clairement dans le camp des créanciers de la Grèce. L'institution n'a jamais caché qu'elle défendait la position de l'Eurogroupe sur la « nécessité des réformes structurelles. » Elle agit donc clairement pour presser le gouvernement grec. La décision du 4 février 2015 de suspendre la dérogation permettant d'accepter les titres grecs dans les opérations normales de refinancement en est la preuve la plus flagrante. Cette suspension, effective le 11 février, était en réalité sans objet dans son contenu. Comme le rappelle Eric Dor, directeur des Etudes économiques de l'IESEG, un changement de règles était déjà prévu au 1er mars qui conduisait au refus de deux types de collatéraux garantis par l'Etat grec (les titres émis par les banques pour elles-mêmes et les titres émis par l'Etat pour les banques). Or, ces deux types de produits représentent une grande partie des collatéraux disponibles pour les banques grecques. La Banque du Pirée, par exemple, s'est refinancée pour moitié par ces produits. Autrement dit, la porte fermée par la BCE le 4 février allait de toute façon se fermer d'elle-même. L'objet de cette annonce était d'inquiéter les déposants qui y voyaient un premier pas vers la sortie de la zone euro. Ce Bank Run devait faire pression sur Alexis Tsipras pour l'amener à accepter les conditions européennes. La BCE venait donc en appui de poids pour les créanciers.

Un semi-échec

Cette stratégie n'a réussi qu'à moitié. Le Bank Run qui avait commencé en décembre s'est poursuivi, mais il ne s'est pas accéléré. Selon les informations de Bloomberg, les dépôts ont ainsi baissé de 3 milliards d'euros en mars (1,3 milliard d'euros selon Kathimerini en avril), contre un recul de 28 milliards d'euros entre novembre et février (soit 7 milliards d'euros mensuels en moyenne). De plus, si le gouvernement grec a fait de larges concessions, il refuse toujours, malgré cette pression de céder au « nœud coulant » de la BCE. Cette résistance met la BCE face à un dilemme de plus en plus délicat : serrer davantage le nœud coulant au risque de prendre le risque d'un Grexit ou ne rien faire et renforcer la stratégie de résistance des Grecs.

L'impact de la modification de la décote sur les collatéraux

Car en modifiant les conditions d'accès du programme ELA de liquidité d'urgence pour les banques grecques, la BCE prend un risque. Eric Dor a publié une étude détaillée sur ce sujet. Le programme ELA permet d'accepter les collatéraux refusés au guichet « normal » de la BCE, mais en imposant des décotes qui ne sont pas publiées (à la différence de celles appliquées dans les opérations normales de refinancement de la BCE). Eric Dor les estime néanmoins en moyenne à 40 % en s'appuyant sur les informations du site hellénique Macropolis. Sur cette base, il calcule qu'une nouvelle décote de 50 % sur les collatéraux (hors titre du FESF), réduirait à 10 milliards d'euros la capacité d'augmentation du refinancement du système financier hellénique auprès de l'Eurosystème (le réseau des banques centrales nationales). Depuis le 11 février, le système financier grec a demandé 15,5 milliards d'euros de plus au programme ELA. Autrement dit : un durcissement de la décote de 50 % donnerait, s'il n'y a pas d'accélération du Bank Run, environ deux mois à Athènes avant que ses banques n'aient plus accès aux euros. Ce serait une pression nouvelle imposée sur le gouvernement grec.

Le coût de l'ELA

Mais, en même temps, ce serait prendre un risque considérable pour la BCE elle-même. Si les banques grecques se retrouvent sans moyens de paiement, sans euros, Athènes n'aura aucun autre moyen que d'introduire en urgence une nouvelle monnaie nationale. La Banque de Grèce sera alors autorisée à émettre cette nouvelle monnaie pour irriguer l'économie. Dans ce cas, la Banque de Grèce deviendrait une banque extérieure à l'Eurosystème. En théorie, l'Eurosystème n'est pas concerné par l'ELA dans ce cas. Ce programme prévoit en effet que c'est la banque centrale nationale qui l'active qui est responsable seule des pertes sur l'ELA. En cas de Grexit, la Banque de Grèce se retrouvera avec une dette en devises étrangères vis-à-vis de banques qui ne pourront pas l'honorer. Elle devra donc faire elle-même défaut sur ses engagements en euros. Quels seront-ils ? Ce sont les dettes de la Banque de Grèce vis-à-vis de la BCE dans le cadre du système Target 2.

Target 2, un financement indirect de l'ELA

Ce système gère les paiements internes à la zone euro. Lorsqu'un Grec retire 100 euros en Grèce pour les déposer en Allemagne, la Banque de Grèce a une dette de 100 euros vis-à-vis de la BCE et la Bundesbank, une créance de 100 euros vis-à-vis de cette même BCE. Avec la fuite des capitaux, conséquence des retraits des dépôts, la dette de la Banque de Grèce vis-à-vis de la BCE a augmenté rapidement, passant de 40 milliards d'euros en novembre 2014 à 96 milliards d'euros en mars 2015. La raison en est simple : beaucoup de déposants grecs ont retiré leurs euros des banques grecques pour les déposer dans des banques d'autres pays de la zone euro. Pour compenser ces pertes, les banques grecques ont dû avoir recours à l'ELA. L'ELA se « paie » donc via Target 2 pour l'Eurosystème. Or, en cas de Grexit, la Banque de Grèce laissera « l'ardoise » de Target 2 pour l'Eurosystème. On comprend mieux pourquoi Athènes n'a pas voulu imposer de contrôle des capitaux : la fuite des capitaux met clairement aussi la pression sur la BCE.

Les autres pertes

Outre ces 96 milliards d'euros, la BCE devra également selon toutes probabilités renoncer au remboursement des obligations qu'elle a racheté en 2010 et 2011 dans le cadre du programme de rachat de titres souverains à long-terme (SMP). C'est environ 25 milliards d'euros. La perte sèche pour la BCE serait de 121 milliards d'euros. Au 31 décembre 2014, la BCE disposait d'un capital de 7,65 milliards d'euros et ses réserves s'élevaient à 7,62 milliards d'euros. Comment serait épongée cette perte ? Les traités européens prévoient d'abord que la BCE épuise ses réserves. Ensuite, les pertes sont épongées par les banques centrales nationales à hauteur de leurs parts dans le capital de l'Eurosystème. En théorie, donc, la Bundesbank devrait apporter 27 % de la perte (potentiellement de 113,25 milliards d'euros, une fois les réserves épuisées), soit 30,57 milliards d'euros. La Banque de France devra apporter 22,65 milliards d'euros.

Le poids sur les contribuables

Naturellement, les banques centrales nationales devront se retourner vers les Etats pour apporter les fonds. Comme le rappelait Mario Draghi en février 2012 dans une interview citée par Jean-Michel Naulot dans son ouvrage Crise financière : Pourquoi les gouvernements ne font rien, « Les gens ont tendance à oublier que l'argent dépensé par la BCE n'est pas de l'argent privé. C'est de l'argent public. » Or, les Etats devront déjà accepter l'annulation inévitable en cas de Grexit de leurs créances envers la Grèce, près de 200 milliards d'euros. Certes, certains économistes estiment que la BCE peut fonctionner sans difficulté avec des fonds propres négatifs, ce qui est en théorie juste, même si en pratique, ceci ne s'est jamais rencontré. Il existera certes des contournements possibles, mais il faudra alors compter avec les « faucons » germaniques qui auront bien du mal à accepter ce qui reviendra à monétiser de la dette publique. N'oublions pas que Mario Draghi est déjà très critiqué outre-Rhin. Il deviendrait alors une cible pour la Buba.

Le choc de crédibilité

Sans compter que la BCE devra sans doute aussi tenter de contenir les effets du « Grexit » sur les marchés, notamment le risque de contagion. On les a largement sous-estimés en raison de l'existence de « pare-feu », mais ils ne sont pas neutres, comme le prouve la récente augmentation des écarts de taux avec l'Allemagne et la nervosité extrême des marchés à toute mauvaise nouvelle sur la Grèce. Ce qui est en jeu, il faut le rappeler, c'est l'irréversibilité de l'euro et le maintien de la parole de Mario Draghi de prendre « tout ce qu'il faudra » (« whatever it takes », comme il l'a dit en juillet 2012) pour « sauver l'euro. » Un Grexit sera perçu comme une remise en cause de cette doctrine. Au-delà des effets financiers, c'est la crédibilité de la BCE qui sera en jeu, autrement dit son capital le plus précieux.

C'est cela que la BCE met en jeu désormais. Le risque pris et le prix potentiel à payer est incontestablement démesuré par rapport à ce que cherche la BCE et les créanciers : l'acceptation de réformes symboliques pour obtenir une victoire surtout politique. Les contribuables européens sont-ils prêts à prendre un risque de 320 milliards d'euros pour obtenir la capitulation politique de Syriza ? Leurs dirigeants se gardent bien de leur poser la question.