Irlande : l'affaire Apple, symbole des choix de l'Europe de l'après-Brexit

Par Romaric Godin  |   |  1530  mots
L'UE de l'après-Brexit doit-elle accepter la concurrence fiscale ?
La décision de Bruxelles d'exiger le remboursement de 13 milliards d'euros d'impôts à l'Irlande met au jour un des principaux défis de l'après-Brexit pour l'UE : celui qui consiste à changer de logique économique et d'accepter la solidarité interne. Un défi très difficile à relever.

La décision de la Commission européenne demandant à Apple de rembourser 13 milliards d'euros à l'Irlande a ouvert une discussion qui dépasse le seul problème moral sur les « cadeaux fiscaux » accordés par Dublin aux multinationales. Ce qui est en jeu, c'est, après le choc du Brexit, l'avenir de l'Union européenne et la conception future de la construction européenne.

L'Irlande a, depuis la fin des années 1950, construit un modèle économique basé sur l'attraction des grands groupes étasuniens à coups d'avantages fiscaux. Ce modèle a permis de faire passer la république d'un des pays les plus pauvres d'Europe à un des plus riches. C'est aussi ce modèle qui a permis de faire sortir l'Irlande rapidement de la crise financière où la bulle immobilière l'avait plongée. On comprend donc l'attachement d'une grande partie de la classe politique irlandaise à cette stratégie consistant à cajoler les géants du capitalisme contemporain. Les deux grands partis du pays, Fine Gael, actuellement au pouvoir, et Fianna Fáil, qui a été le parti dominant du pays jusqu'en 2011, sont unis dans le rejet de la décision de Bruxelles. Ils développent ensemble le même discours : les avantages fiscaux sont synonymes d'emplois pour les Irlandais et Bruxelles tente un coup de force contre la souveraineté irlandaise. Après le Brexit, entend-on à Dublin, l'Europe devrait se montrer plus prudente.

L'inefficacité européenne de l'égoïsme fiscal

Or, c'est sans doute précisément l'inverse. Car la stratégie irlandaise ne semble plus tenable dans le contexte européen actuel. D'abord, parce que dans une zone euro qui doute d'elle-même, cette stratégie fondée sur l'attraction des profits des entreprises réalisés ailleurs est intenable. Elle est en effet une des sources des déséquilibres internes de l'union monétaire. La stratégie irlandaise prive clairement des Etats de ressources fiscales qui lui seraient hautement nécessaires. Après une politique d'austérité quasi-généralisée qui a conduit la zone euro dans la plus longue récession de sa courte histoire, qui a fait payer un lourd tribut aux populations et qui, in fine, a encore aggravé le poids de la dette publique, ce type de stratégie égoïste est de moins en moins tenable. Faire l'Europe dans ces conditions n'est plus possible parce qu'elles alimentent les tensions et les déséquilibres internes.

L'Irlande a été un des pays les plus critiques du nouveau gouvernement grec en 2015, refusant sa demande de solidarité, sans vouloir comprendre qu'elle était en partie responsable des déséquilibres qui ont conduit aux maux de la Grèce et d'autres. Comme le souligne Aidan Regan, directeur des études européennes à l'University College de Dublin, l'argent réclamé à Apple, ce sont « les impôts qui auraient dû être payés au Portugal, en Grèce, en Espagne, en Allemagne, en France et dans tous les autres pays de l'UE qui ont besoin d'argent, comme la plupart des pays européens, ont mis en place l'austérité ». L'Irlande a agi dans son intérêt propre et au détriment de ses « partenaires européens ». C'est de l'égoïsme, mais l'enjeu n'est pas moral, il est fonctionnel : l'UE et encore moins la zone euro ne peuvent fonctionner sur ces bases.

Or, ce comportement irlandais sur le plan fiscal n'est pas isolé. Chypre ou le Luxembourg mènent la même stratégie. En d'autres matières, l'Allemagne profite largement de l'euro mais refuse des mécanismes de solidarité comme la garantie européenne sur les dépôts bancaires. La Hongrie veut bien accepter les fonds structurels, mais ne veut pas participer à la répartition des réfugiés sur son territoire. Les exemples sont légion. Après le Brexit, il semble que l'Europe doit choisir sa voie : ou accepter la solidarité interne, condition sine qua non à tout « approfondissement » de l'UE ou continuer sur la voie de cette Europe « à la carte » où chacun tente de tirer ses propres marrons du feu. Si l'Irlande maintient cette stratégie, ce sera ouvrir la voie à cette deuxième option, vouée inévitablement à l'échec.

Les Irlandais de moins en moins convaincus

Mais la stratégie irlandaise est aussi devenue intenable en Irlande même. Et cela pose aussi un défi pour l'Europe. Après une politique d'austérité très sévère pour effacer sa crise financière et pour « rester dans l'euro », l'idée qu'il faille défendre la « souveraineté fiscale » de l'Irlande face à Bruxelles est pour le moins difficilement compréhensible pour une population irlandaise qui a massivement sanctionné le gouvernement d'austérité lors des élections de février 2016. La politique menée à partir de fin 2010 a en effet à faire porter « l'ajustement » sur la population qui a dû subir des coupes budgétaires, notamment dans la santé, et des hausses de taxes, comme par exemple, les fameuses « charges sur l'eau ». Ces efforts ont été justifiés par le maintien nécessaire dans la zone euro et par la sauvegarde de l'attractivité fiscale du pays. On a fait payer les Irlandais pour ne pas faire payer les grandes multinationales et, alors, on ne s'est guère soucié, dans l'ombre de la troïka, de la souveraineté de l'Irlande.

Comment alors, maintenant, justifier le refus de 13 milliards d'euros pour le budget public pour réduire le poids de la dette et améliorer les services publics fortement endommagés par l'austérité ? Cette situation est si intenable que, au sein même du gouvernement irlandais, on hésite aujourd'hui à suivre le ministre des Finances Michael Noonan sur la demande d'appel à la décision de la Commission. Il n'est donc pas certain que le discours des politiques irlandais sur la « protection des emplois » fonctionne encore. L'Irlande affiche des taux de croissance immense (26 % en 2015 !), mais cette croissance ne profite que très partiellement à la population qui souffre encore beaucoup du désengagement de l'Etat. C'est une croissance dopée à la stratégie fiscale des grands groupes, non aux emplois pour des Irlandais qui sont encore nombreux à quitter le pays et qui sont encore peu nombreux à revenir. Comme le soulignait récemment l'éditorialiste de l'Irish Times, Fintan O'Toole, c'est une occasion unique de "changer l'Irlande" ou du moins son modèle économique.

L'austérité au cœur du problème

Ce débat n'est pas qu'irlando-irlandais. La Commission européenne qui, aujourd'hui, apparaît comme un défenseur de la veuve et de l'orphelin, a été membre de la troïka en Irlande et à Chypre, deux pays où l'on a cherché avant tout à préserver les faibles taux d'imposition (on a aligné à Chypre le taux sur celui de l'Irlande), considérées comme des gages de compétitivité. Bruxelles n'a jamais, au sein de la troïka, demandé d'imposer un relèvement des taux d'imposition sur les sociétés pour réaliser l'ajustement. Or, la stratégie fiscale irlandaise a privé la République de ressources importantes pour faire face à la crise, alors même que les institutions de l'Union européenne refusaient toute participation des créanciers de l'Irlande à l'ajustement. L'effort s'est donc reporté sur la population. Le défi de l'après-Brexit, celui qui doit réconcilier les peuples avec l'Union européenne, consistera donc à s'interroger sur cette vision qui favorise l'austérité et l'attractivité fiscale. Il n'est pas certain que l'on avance encore dans cette voie.

La question de la concurrence fiscale interne

Certes, avec cette décision, la Commission a montré qu'elle était capable d'agir dans l'intérêt général européen. Mais il convient de ne pas surinterpréter cette décision : Bruxelles ne remet pas en cause le « dumping » fiscal irlandais et son taux d'imposition trop faible, elle se contente de « borner » la stratégie irlandaise en imposant le respect du taux officiel. Or, même à 12,5 %, le taux d'imposition sur les sociétés irlandais représente un danger pour l'Union européenne : il maintient une pression sur les autres pays et conduit forcément à un ajustement par le bas des finances publiques dans les autres pays et à des politiques d'austérité. Surtout, tant que cette concurrence fiscale est en place, les tentations pour faire des « ponts d'or » à certaines entreprises seront fortes et renforceront encore le phénomène.

L'UE doit donc aller plus loin en imposant des « limites » à la concurrence fiscale et en accompagnant cette concurrence d'une solidarité interne pour l'économie réelle. Ceci dépasse la compétence de la seule Commission, mais il faut constater que les projets de réformes de l'UE et de la zone euro évitent soigneusement le sujet. La doctrine officielle de l'UE reste que la concurrence fiscale reste un élément positif au sein de l'Union, alors même qu'elle est un des éléments qui la rongent. Le Brexit fera-t-il changer la donne ? On peut en douter, mais du moins cette décision irlandaise de Bruxelles a le mérite de mettre au jour le dilemme auquel les gouvernements européens doivent répondre désormais : accepter plus de solidarité interne ou un inévitable déclin.