Affaire Kerviel vs Société Générale : Bercy sous pression

Par Delphine Cuny  |   |  1217  mots
Bercy a publié le communiqué suivant : "Michel Sapin, ministre de l'Economie et des Finances, et Christian Eckert, secrétaire d'Etat au budget et aux comptes publics, [...] ont demandé à l'Administration fiscale d'examiner les conséquences de cet arrêt sur la situation fiscale de la Société Générale concernant les résultats de l'exercice de l'année 2008 et de préserver intégralement les intérêts de l'Etat."
Chaque camp s'est montré satisfait vendredi de l'arrêt de la cour d'appel qui a drastiquement réduit les dommages et intérêts dus par l'ex-trader de 4,9 milliards à 1 million d'euros. Mais Bercy a demandé un réexamen des 2,2 milliards de crédit d'impôt octroyés à la banque.

La cour d'appel de Versailles a rendu ce vendredi un arrêt en forme de Jugement de Salomon, empreint de sagesse, dans l'affaire Kerviel contre Société Générale. Se prononçant sur le volet civil, c'est-à-dire le montant des dommages et intérêts, elle n'a ni confirmé les 4,9 milliards d'euros auxquels avait été condamné Jérôme Kerviel en première instance et en appel, ni ne les a ramenés à zéro comme l'avait requis l'avocat général, ou à un euro symbolique. Mais elle les a réduits à un million d'euros, estimant que

« les carences dans l'organisation et les dispositifs de contrôle et de sécurité de la banque [...] avaient un caractère fautif au plan civil [...] limitant le droit à indemnisation de la Société Générale. »

Les deux camps se sont montrés satisfaits à la sortie de l'audience en délibéré, expédiée en cinq minutes. Pourtant, Jérôme Kerviel n'est pas innocenté et se retrouve avec une facture salée qu'il ne peut plus balayer d'un revers de main pour motif d'absurdité; quant à la banque, Bercy a demandé quelques heures après l'audience un réexamen de sa situation fiscale.

[Extrait de l'arrêt de la cour d'appel de Versailles rendu vendredi]

"Une sanction humaine"

Me Jean Veil, l'avocat de la Société Générale, a réagi, tout sourire :

« C'est une très bonne décision, une sanction humaine. C'est un montant compréhensible pour l'opinion publique, quelque chose qui peut être payé. Le jugement a été pris en fonction de ses capacités [à Jérôme Kerviel] à rembourser. »

Les conseils de la banque se félicitaient que Jérôme Kerviel ait été débouté de sa demande d'expertise de la perte et qu'il doive payer ses frais de justice. "C'est la pire des décisions pour lui, il va pourvoir dans l'heure !" avançaient-ils en sortant de la salle d'audience.

Pourtant, Me David Koubbi, le conseil de Jérôme Kerviel, s'est aussi déclaré :

« particulièrement satisfait du jugement. La quasi-totalité des dommages et intérêts viennent de voler en éclats : 1 million d'euros, ce n'est plus le même dossier, c'est 0,02% de la somme ! »

Il s'est dit, avec son client, "à la disposition de Michel Sapin" pour que le ministère des Finances récupère "les 2 milliards d'argent public que la Société Générale a siphonnés", en référence aux 2,197 milliards de crédit d'impôt dont elle a bénéficié en déduction de sa perte.

Le "cadeau fiscal", sujet éminemment politique

Ce sujet éminemment politique est revenu sur le devant de la scène ces derniers jours. Julien Bayou, élu EELV, a présenté jeudi un essai intitulé "Kerviel : une affaire d'Etat, 2 milliards pour la société en général" dans lequel il réclame que la banque rembourse ce "cadeau fiscal". A l'audience, Jérôme Kerviel était soutenu par des représentants du Front de Gauche, dont Alexis Corbière, le porte-parole de Jean-Luc Mélenchon, qui exige également que la Société Générale rende l'argent.

La banque s'est empressée d'affirmer, péremptoire, dans un communiqué vers 16h :

"Cette décision est sans effet sur la situation fiscale de la Société Générale".

Quelques minutes plus tard, Bercy a publié un communiqué laissant entendre le contraire :

"Michel Sapin, ministre de l'Economie et des Finances, et Christian Eckert, secrétaire d'Etat au budget et aux comptes publics, [...] ont demandé à l'Administration fiscale d'examiner les conséquences de cet arrêt sur la situation fiscale de la Société Générale concernant les résultats de l'exercice de l'année 2008 et de préserver intégralement les intérêts de l'Etat.

Ils rappellent que les banques constituent des acteurs ayant des missions essentielles en matière économique et qu'ils sont déterminés à faire en sorte qu'elles respectent loyalement et strictement toutes les obligations spécifiques qui encadrent leurs activités et leurs règles de fonctionnement."

"Partiellement responsable"

 Si Jérôme Kerviel est "partiellement responsable", la Société Générale a sa part de responsabilité. L'arrêt de la cour la détaille dans une dizaine de pages :

"les multiples carences mises en évidence par le rapport Green et par la Commission bancaire prouvent que la Société Générale a laissé se développer un système déficient qui a permis la conception et la réalisation des infractions commises par Jérôme Kerviel".

"Dès lors, si les fautes pénales commises par Jérôme Kerviel ont directement concuru à la production du dommage subi par la Société Générale, les fautes multiples commises par la banque ont eu un rôle majeur et déterminant dans le processus causal à l'origine de la constitution du très important préjudice qui en a résulté pour elle".

Pour autant, la cour d'appel ne va pas aussi loin que la théorie du complot de la défense de Jérôme Kerviel : elle a rejeté "l'argumentation selon laquelle son employeur connaissait ses agissements et l'a sciemment laissé poursuivre".

"Au surplus, devant la cour, Jérôme Kerviel a été incapable d'expliquer pourquoi la Société Générale aurait été l'instigatrice de ces prises de position qui lui faisaient courir des risques insensés [50 milliards d'euros engagés, très au-delà des 31 milliards de fonds propres de la banque, ndlr], pourquoi lui-même aurait été choisi pour conduire cette opération mortifère, et pourquoi il aurait tout fait, jusqu'à la dernière limite pour dissimuler ses agissements avec un tel luxe de procédés frauduleux."

Intentionnalité et risques sur l'économie

L'arrêt semble acter que la banque ne savait pas et confirme la perte de 6,3 milliards d'euros, ce qui écarte la notion d'intentionnalité. Cependant, quelques phrases sibyllines de la décision donnent matière à interprétation. Par exemple :

"le fait que la banque aurait connu voire favorisé ses agissements ne ferait en tout état de cause pas perdre à ceux-ci leur caractère illicite et ferait seulement de Jérôme Kerviel le complice de la Société Générale".

Autre argumentaire qui pourrait être utilisé par Bercy pour justifier un redressement fiscal :

"[...] un tel préjudice n'aurait pas pu être atteint sans le caractère éminemment lacunaire des systèmes de contrôle de la Société Générale, qui ont généré un degré de vulnérabilité élevé."

"Cette organisation défaillante et cette accumulation de manquements en matière de sécurité et de surveillance des risques, qui pré-existait aux faits, d'une part a permis la commission des délits et retardé leur détection, d'autre part a eu un rôle causal essentiel dans la survenance et le développement du préjudice jusqu'à un seuil critique.

C'est ainsi qu'a pu se créer une situation en tout point exceptionnelle, à la fois par l'ampleur du dommage et par les risques qu'elle a fait peser sur l'ensemble de l'économie".

Une formulation qui fait écho aux notions de "respect des missions essentielles en matière économique" des banques soulignées dans le communiqué de Bercy.