La fin du cash, utopie ou futur proche ?

Par Delphine Cuny  |   |  1440  mots
Si le papier imprimé et la ferraille tangible rassurent les plus âgés, les générations X et Y ne veulent plus s'embarrasser d'espèces obsolètes dans leur poche et préfèrent la simplicité du paiement invisible que permet le smartphone, dont elles ne se passent plus.
Partout dans le monde, des initiatives publiques et privées se multiplient dans le but de diminuer l'usage des espèces et de proposer des alternatives. Des banques, centrales ou non, réfléchissent aux monnaies digitales. Malgré l'essor phénoménal des paiements électroniques, par carte ou mobile, les populations restent néanmoins très attachées à l'argent liquide.

À Davos, au Forum économique mondial, l'an dernier, John Cryan, le patron de la Deutsche Bank, avait produit son petit effet en prédisant que « le cash n'existera probablement plus dans dix ans. Ce n'est pas quelque chose de nécessaire, c'est terriblement inefficace et cher » - pour les banques, surtout. Les Allemands sont pourtant les plus gros utilisateurs d'argent liquide en Europe ! Les habitudes de paiement, très culturelles, ont la vie dure. Presque partout dans le monde, « cash is king» - « le cash est roi » et fait de la résistance face aux assauts de la carte bancaire, du virement par Internet ou mobile, du sans-contact, voire des monnaies virtuelles comme le bitcoin : il est encore utilisé dans 85 % des transactions (en volume) selon une étude mondiale de MasterCard. Y compris dans l'Hexagone, même si la carte est le moyen de paiement préféré des Français (plus des deux tiers des opérations seraient réalisés en liquide).

Trois mille ans après la création des premières pièces métalliques au royaume de Lydie (où régna Crésus et où coulait la rivière Pactole...) et un millénaire après l'apparition de la première monnaie papier en Chine, l'argent s'apprête-t-il à connaître la rupture la plus brutale de son histoire, celle de son extinction au profit de solutions numériques ? Les Suédois sont bien placés pour basculer les premiers vers la « société sans cash » dans une décennie, la banque centrale du pays étudiant sérieusement l'émission d'une monnaie digitale légale. Un laboratoire observé de près en Europe, notamment par la Banque de France.

Guerre mondiale contre le cash

Si le papier imprimé et la ferraille tangible rassurent les plus âgés, les générations X et Y ne veulent plus s'embarrasser d'espèces obsolètes dans leur poche et préfèrent la simplicité du paiement invisible que permet le smartphone, dont elles ne se passent plus. Immatérielle, la monnaie numérique rend la dépense indolore : les festivals de musique ont compris le filon en adoptant le système « cashless », un bracelet à puce sans contact à créditer, qui aurait tendance à pousser à la consommation.

Les initiatives, publiques et privées, se multiplient un peu partout dans le monde afin d'accélérer la dématérialisation de l'argent, au point que certains médias parlent d'une « guerre contre le cash ». Ils sont nombreux à vouloir sa mort et proposer des alternatives : les banques, qui se plaignent des coûts associés (caisses en agences, distributeurs, transport de fonds) et créent elles-mêmes de la « monnaie » par le crédit ; les grands réseaux de cartes, comme Visa et MasterCard ; les fabricants de terminaux traditionnels (Ingenico, Verifone) et de lecteurs nouvelle génération (Square, iZettle) ; les spécialistes du paiement en ligne, comme le pionnier américain PayPal (210 millions d'utilisateurs actifs) ; mais aussi les jeunes entreprises de la Fintech, telles que le Suédois Klarna, le Néerlandais Adyen, le Californien Stripe ; ou les applis qui rendent le partage d'addition entre amis facile, comme celle du Français Lydia. Sans oublier les Gafa, qui ont tous leur solution de paiement en ligne ou mobile (Google et Android Pay, Apple Pay, Facebook Messenger, Amazon Pay), au succès encore modeste.

Fin des grosses coupures

Les États aussi veulent diminuer l'usage des espèces, qui coûtent cher en fabrication et recyclage, mais surtout pour réduire la part de l'économie informelle, la fraude et l'évasion fiscale. Moins de cash, c'est aussi statistiquement moins d'agressions physiques et de vols, notamment à l'arraché (sauf pour les smartphones !). Le spectaculaire braquage par hélicoptère d'un dépôt de billets à Västberga en septembre 2009 aurait d'ailleurs accéléré la désaffection du cash chez les Suédois. La réglementation pousse dans l'ensemble vers une utilisation accrue des moyens de paiement électroniques, tels que les virements et prélèvements Sepa en Europe et bientôt le paiement instantané ; cependant, la nouvelle directive des services de paiement DSP2 va paradoxalement faciliter les retraits de cash en permettant aux supermarchés de fournir des espèces en caisse à leurs clients (principe du cash-back, très répandu en Allemagne).

Le plus souvent, les États s'attaquent au cash en instaurant un plafond légal de paiement en espèces (ramené de 3.000 à 1.000 euros en France en septembre 2015 pour lutter contre le financement du terrorisme) ou en supprimant les grosses coupures, comme celles de 500 euros qui ne seront plus émises l'an prochain, sur décision de la Banque centrale européenne.

En Inde, le gouvernement Modi, qui voulait lutter contre l'argent sale, a décidé en novembre dernier de démonétiser brutalement les billets de 500 et 1000 roupies, provoquant une ruée de la population aux guichets et un choc monétaire qui lui a coûté 1,5 point de PIB. Il encourage toutes les formes de paiement mobile, prêtant main-forte à Google pour le lancement de son appli locale Tez, et rêve de sortir le pays de sa dépendance au cash. « Lentement, la monnaie papier sera remplacée par une monnaie digitale », a prédit le Premier ministre indien en août dernier.

En Corée du Sud, depuis avril, la banque centrale BOK a lancé une expérimentation afin d'atteindre l'objectif d'une « société sans pièces » d'ici à 2020 : les magasins rendent désormais la monnaie aux clients en créditant une carte prépayée. Au Japon, où le cash représente 70 % des paiements en valeur, un consortium de banques travaille au lancement d'une monnaie nationale digitale convertible en yen, le J-Coin, avec le soutien de la banque centrale, d'ici à 2020, en prévision d'un déferlement de touristes aux JO de Tokyo et de la montée en puissance redoutée du chinois Alibaba avec sa solution Alipay (520 millions d'utilisateurs).

Monnaie fiduciaire ou digitale ?

C'est en effet du côté des monnaies virtuelles, dans une version garantie par les banques centrales, qu'il faut attendre le remplaçant de la monnaie fiduciaire conventionnelle. Les technologies de stockage et de transmission d'informations dites de « registre distribué » (qui créent une grande base de données numérique décentralisée), comme celle de la blockchain, le sous-jacent des crypto-monnaies comme le bitcoin ou l'ether, sont perçues comme très prometteuses, bien que très émergentes.

Fin septembre, Christine Lagarde, la directrice générale du Fonds monétaire international (FMI), a imaginé, dans un discours, que « les citoyens pourraient un jour préférer recourir aux monnaies virtuelles, étant donné qu'elles ont le potentiel de devenir aussi pratiques que l'argent liquide, pour un coût identique, mais sans risque de règlement, sans délai d'autorisation, sans registre central, sans intermédiaires pour vérifier les comptes et les identités. Si les monnaies virtuelles lancées par des émetteurs privés restent risquées et instables, les citoyens pourraient même demander aux banques centrales de proposer des monnaies numériques ayant cours légal. » Il serait à ses yeux « imprudent de ne pas prendre les monnaies virtuelles au sérieux », a-t-elle prévenu les banquiers centraux.

Parée de toutes ces vertus, la version entièrement numérique de l'argent peut aussi présenter de fâcheux inconvénients. Un monde où toutes les transactions seraient enregistrées, traçables, potentiellement monétisables au plus offrant (l'employeur, l'assureur, etc), pourrait prendre des allures de cauchemar orwellien, avec au choix l'État, les GAFA, ou d'autres, comme puissance sachant tout de nos moindres dépenses quotidiennes, si révélatrices de l'intime (maladie, grossesse, séparation, addiction, etc) exerçant un contrôle social sans précédent. La banque centrale verrait son pouvoir de politique monétaire démultiplié, sur des dépôts captifs : elle pourrait contraindre les citoyens à consommer en imposant des taux négatifs. Ou les inciter à investir dans une valeur refuge (l'or, une monnaie étrangère non dématérialisée).

Le passage à l'argent tout-numérique devra se faire par étapes au risque d'aggraver l'exclusion bancaire, pour les populations n'ayant pas les moyens d'accéder à ces alternatives de paiement par smartphone ou ordinateur, pas formées ou rétives à ces nouveaux outils, ou bien vivant dans des régions isolées dépourvues d'Internet à haut débit. Plus largement, la perspective d'un monde des paiements entièrement électroniques pose le problème de la résistance d'un tel système aux chocs, catastrophe naturelle ou piratage entraînant un black-out électrique : le chaos ou le retour au troc ?