La Fintech française ne veut plus être « une forêt de bonzaïs »

Par Delphine Cuny  |   |  1525  mots
Discussions à bâtons rompus et sans tabou ce mardi entre Mounir Mahjoubi, le secrétaire d'Etat au Numérique, et les nouveaux acteurs de la finance, réunis chez Bpifrance. (Crédits : DR)
Le secrétaire d’Etat au Numérique Mounir Mahjoubi a rencontré des fondateurs et dirigeants de startups de la finance comme Younited Credit, Lydia, Alan et Famoco, pour recueillir les points de blocage. Les acteurs de la Fintech ont exprimé leur frustration à l’égard de la réglementation, trop contraignante et vieillotte, et leurs difficultés à lever plus de 10 millions auprès de fonds français.

[Article mis à jour à 17h]

Comment faire grandir les startups de la finance en France ? Le secrétaire d'Etat au Numérique, Mounir Mahjoubi, est allé à la rencontre des fondateurs et dirigeants de Fintech ce mardi, dans le cadre de sa tournée dans toute la France auprès des différentes composantes de la French Tech. Devant un café et des croissants au dernier étage des locaux parisiens de Bpifrance, les plus ou moins jeunes loups qui veulent faire « sauter la banque » (ou l'assurance pour l'Insurtech) n'ont pas joué les timides quand le ministre les a interrogés sur leurs « irritants », selon le jargon marketing du milieu, les obstacles à leur développement et leurs frustrations au quotidien.

Deux points ressortent nettement : la réglementation, jugée trop contraignante et vieillotte, et les difficultés à mener des tours de table importants avec des fonds de capital-risque français. Des propositions seront présentées à l'issue de ce "Tour des startups" sous trois mois.

« La priorité que nous nous sommes donnés pour la Fintech est de consacrer la moitié du temps à identifier les entreprises qui ont besoin de grandir, les « scale-up » [startups en phase d'hypercroissance et d'expansion internationale, ndlr] et l'autre moitié du temps à l'écosystème et à son animation territoriale. Nous voulons aussi y promouvoir la mixité et la diversité, qui sont de vrais enjeux », a insisté le secrétaire d'Etat, devant un parterre à 90% masculin.

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Réglementation « trop datée »

La réglementation, le fardeau dont se plaignent les acteurs traditionnels de la banque et de la finance, apparaît comme la prise de tête numéro un des Fintech aussi, pour leur mise en conformité. Manque de dialogue constructif, demandes surdimensionnées, réponses trop lentes, voire vision archaïque, les propos étaient plutôt acerbes.

« Si la France veut être une Fintech nation et une Insurtech nation, il faut que les régulateurs arrêtent de donner de petits agréments comme celui d'établissement de paiement, mais de vrais agréments, comme en Allemagne : nous avons obtenu le premier agrément d'établissement de crédit en 15 ans et Alan le premier dans l'assurance depuis trente ans ! » a argumenté Geoffroy Guigou, le cofondateur de la plateforme de crédit conso aux particuliers Younited Credit.

« En termes de fonds propres, il y a une règle non écrite, une doctrine connue de tous qui consiste à avoir un établissement de crédit au capital, détenant au moins 10% ou 20%. Il faut donner plus d'agréments sans condition de consanguinité. »

Geoffroy Guigou a aussi milité pour que les organismes de place (à l'image de Paris Europlace) s'ouvrent davantage à la relève et ne soient « pas seulement des maisons de retraite pour banquiers ou assureurs, car beaucoup de choses passent par ces organismes. »

Pour ces entreprises misant à 100% sur le numérique, le maintien de certaines règles semble inadapté :

« En France, on ne lutte pas vraiment contre la fraude, on fait juste de la conformité. On refuse l'authentification vidéo, alors que la Bafin [le régulateur financier allemand, ndlr] l'a acceptée. On doit demander une carte d'identité et un justificatif de domicile, partout en Europe, pendant que l'allemand N26 fait de la vidéo, y compris en France. Je préférerais faire de la biométrie. On est au Moyen-Age du KYC [know your customer, connaissance du client]. Ce sont des freins à la compétitivité », a regretté Cyril Chiche, le président de l'appli de paiement Lydia.

Arnaud Burgot, le directeur général de la plateforme de financement participatif Ulule, a évoqué un tracas connexe :

« Le problème de la fraude documentaire : on demande une carte d'identité, c'est complètement daté ! C'est très facile de photoshopper une carte d'identité et on peut s'en procurer facilement sur le darknet. Il faut pouvoir lutter vraiment contre le vol d'identité » a-t-il plaidé.

Bac à sable réglementaire et opportunités du RGPD

Le dirigeant d'Ulule s'est plaint du poids de la lutte contre la fraude pour une jeune pousse comme la sienne : « Les cartes prépayées sont dans le viseur de Tracfin : les seuils liés à la monnaie électronique ont été abaissés sans prendre en compte les autres acteurs qui utilisent cet outil, ce qui nous oblige à devenir agent d'établissement de paiement. Il y a un sujet de surtransposition des directives européennes, qui se traduit par plus de temps administratif sans gain réel dans la lutte contre le blanchiment », a-t-il estimé.

« On avance sur ces sujets. On fera de l'authentification forte partout dans trois ou quatre ans, mais certains me répondront peut-être que d'ici là, vous risquez d'être morts ! », a réagi le secrétaire d'Etat.

Il s'est déclaré favorable à un « bac à sable » réglementaire (la « sandbox » à l'anglaise), où les jeunes pousses peuvent expérimenter sans contrainte jusqu'à un certain seuil d'activité.  « On contrôle mieux le risque dans un environnement de type "sandbox" », a fait valoir Mounir Mahjoubi.

Il a également objecté à ceux qui s'en plaignaient que l'entrée en vigueur en mai dans l'UE du Règlement général sur la protection des données (RGPD) était une avancée.

« Le RGPD, c'est une révolution et des milliards d'euros d'opportunité pour des entreprises européennes qui sauront valoriser les métadonnées et permettre aux utilisateurs de récupérer leur patrimoine de données », a relevé Mounir Mahjoubi.

Une forêt de bonzaïs

L'autre sujet de débat portait sur la capacité à monter en puissance des startups de la finance française, qui restent de taille modeste par rapport aux britanniques, comme TransferWise ou Funding Circle, aux suédoises comme Klarna ou iZettle, aux allemandes comme Kreditech ou néerlandaises comme Adyen. Une seule française apparaît dans les 50 premières du classement mondial Fintech 100 de KPMG : le site de prêts aux PME Lendix.

« Il y a un gros problème de financement. Toutes les levées de fonds de plus de 10 millions d'euros doivent passer par un fonds étranger, américain ou autre. Nous avons un beau terreau de "seed" (amorçage), on est très bon en ingénierie financière, LBO, dette mezzanine, mais il n'y a que deux acteurs pour les levées de 10 à 100 millions, Idinvest et Partech » a déploré Cyril Chiche, de Lydia.

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Plusieurs acteurs se sont plaints du manque de risques pris par les fonds français, de la lenteur des processus de décision par rapport aux grands fonds de venture capital (VC) anglo-saxons.

« Nous réalisons plus de 10 millions d'euros de chiffre d'affaires, nous avons levé 11 millions l'an dernier et la question est : comment aller plus loin ? Il n'y a pas d'outils pour que ces startups grandissent. Nous sommes une forêt de bonzaïs, alors qu'il faudrait une forêt de chênes ! » a lancé Lionel Baraban, le cofondateur et directeur général de Famoco, spécialiste des technologies de paiement sans contact. « Nous avons besoin d'une consolidation du marché. » .

Paul-François Fournier, le directeur exécutif Innovation de Bpifrance, a toutefois rappelé que « les fonds français ont doublé de taille en moyenne en quatre ans, passant de 80 à 160 millions d'euros. Mais il y a peut-être un problème spécifique à la Fintech » a-t-il avancé.

La Fintech a représenté 16% des levées de fonds des startups françaises l'an dernier selon le baromètre d'In Extenso  (Deloitte), soit de l'ordre de 416 millions d'euros, la deuxième catégorie loin derrière celles de l'Internet (50%).

« Nous avons levé plus de 100 millions d'euros en tout auprès d'investisseurs français uniquement : il est donc possible de lever de gros montants en France », a témoigné Geoffroy Guigou, de Younited Credit, qui a pointé en revanche « un problème d'exit », de possibilité de sorties, du fait du manque de motivation des grands acteurs de la banque et de l'assurance à investir de gros tickets dans la Fintech ou l'Insurtech.

« Les startups sont le Botox des grands groupes ! » a complété Lionel Baraban.

Enfin, Pierre Noizat le cofondateur de Paymium, qui se présente comme « votre banque bitcoin », a exprimé ses doléances au sujet de la fiscalité des cryptomonnaies, « qui peut atteindre un taux de 66% d'imposition sur les plus-values, c'est totalement discriminatoire par rapport à d'autres pays », plaidant pour l'application de la "flat-tax" à 30%. Il a proposé la reconnaissance de la signature électronique dans la Blockchain (la technologie de chaîne de blocs, sous-jacente des cryptomonnaies comme le bitcoin).

« Il y a un travail en cours à l'Assemblée, au Sénat, au Trésor sur la qualification des cybermonnaies. Il n'y a pas de doctrine française aujourd'hui. Essayons de nous montrer intelligents. Une mission vient d'être confiée et nous aurons ses conclusions dans quelques semaines », a temporisé le secrétaire d'Etat.

Le directeur général de Paymium a alors relevé que confier cette mission à un ancien de la Banque de France (Jean-Pierre Landau), « c'est comme nommer quelqu'un de Total au ministère de l'Environnement. »