Les fonds d'investissement n'ont jamais eu autant d'argent à dépenser

Par Delphine Cuny  |   |  1017  mots
La "poudre sèche", l'argent disponible chez les fonds d'investissement (capital-risque inclus, en orange) a atteint un record de 1.070 milliards de dollars à fin juin, selon le cabinet spécialisé Preqin. (Crédits : Preqin)
Les fonds de private-equity regorgent de réserves de cash dans le monde, y compris en France. Ces 1.000 milliards de dollars de « poudre sèche » à dépenser font monter les prix. Les valorisations dépassent les niveaux de 2007, mais l’endettement semble relativement contenu, selon les experts de Goldman Sachs.

Les fonds d'investissement récoltent de l'argent plus vite qu'ils ne le dépensent. Conséquence : les grands acteurs mondiaux du private-equity ont accumulé un niveau inégalé de « poudre sèche », des milliards de liquidités prêtes à être investies dans des entreprises familiales ou des groupes en restructuration. Selon le cabinet spécialisé Preqin, la « dry powder » en réserve a atteint le record de 1.070 milliards de dollars en juin 2018, en incluant les fonds de buy-out (rachat par endettement), ceux de capital-risque (venture) et les fonds growth (qui investissent dans des entreprises plus matures mais en forte croissance).

Si l'on exclut le venture capital, elle s'élève tout de même à 753 milliards de dollars à fin septembre, dont 191 milliards en Europe. La tendance s'observe en effet dans toutes les régions du monde. Dans les 10 fonds disposant des plus importantes réserves, derrière les géants américains Carlyle, Apollo, KKR et Blackstone, on trouve le suédois EQT, le britannique CVC et le français Ardian, à la 7ème place avec 17,8 milliards de dollars.

« Les fonds de private-equity ont doublé voire triplé de taille, si l'on regarde l'évolution de la « poudre sèche » disponible depuis 2012 et les dernières levées de fonds » a expliqué Céline Méchain, partner, responsable de la couverture des fonds de capital-investissement chez Goldman Sachs en France, lors d'une présentation à la presse ce mardi 2 octobre. « On le voit aussi en France chez des fonds comme PAI, Ardian ou Astorg, par exemple, qui levait 800 millions d'euros il y a dix ans, a levé plus de 2 milliards d'euros en 2016 et devrait lever entre 3 et 4 milliards pour le prochain fonds en cours de souscription. »

[Evolution de la "poudre sèche" des fonds de buy-out par région depuis 2005 à fin juin 2018, en rouge aux Etats-Unis, en bleu foncé en Europe, reste du monde en bleu clair. Crédits Goldman Sachs / Preqin]

L'objectif de l'association professionnelle France Invest est d'atteindre 20 milliards d'euros de levées de fonds annuelles en 2020, soit un doublement en cinq ans (16,5 milliards d'euros déjà l'an passé), ce qui ferait passer le private-equity français devant le britannique, qui subit en outre l'impact du Brexit.

Des niveaux de valorisation au plus haut

L'environnement de taux d'intérêt très bas, proches de zéro, a incité les investisseurs à se ruer sur le non-coté, au retour sur investissement de plus de 10%. En mars dernier, le fonds PAI a levé 5 milliards d'euros pour son fonds PAI Europe VII, dépassant son objectif initial (4 milliards) et attirant une demande de plus de 15 milliards d'euros.

Les fonds de private-equity voient donc les capitaux affluer, mais ils veillent à ne pas se précipiter sur le moindre deal. D'autant que ces montagnes de cash disponible font grimper les prix : il devient de plus en plus difficile de trouver de « bonnes affaires ». De nombreux signes de surchauffe qui pourraient faire craindre une bulle.

« Cette poudre sèche fait monter les niveaux de valorisation mais ne nous inquiète pas particulièrement » a temporisé Céline Méchain, de Goldman Sachs. « Depuis une dizaine d'années, le marché s'est considérablement renchéri en multiples de valorisation mais l'effet de levier moyen reste inférieur au dernier pic du marché en 2007-2008. »

Depuis le début de l'année, on observe des multiples moyens de 10,2 fois la valeur d'entreprise (dette comprise) divisée par l'Ebitda (excédent brut d'exploitation), contre 9,7 fois pour la période 2007-2008. En revanche, les niveaux de dette ne sont pas revenus à leur plus haut de 2007 (6,3 fois) : ils se situent actuellement en moyenne à 5,1 fois l'Ebitda.

[Evolution des multiples de valorisation des opérations de private-equity en Europe, en valeur d'entreprise sur Ebitda. En bleu foncé : rapport dette/ebitda, en bleu clair : capital/Ebitda. En jaune : médiane VE/Ebitda DJ Euro Stoxx 600. Crédits : Goldman Sachs]

En résumé, les fonds paient plus cher mais ils endettent moins les entreprises. La création de valeur passe alors de manière incontournable par l'internationalisation et les acquisitions.

"Jumbo deals"

L'autre phénomène qui fait grimper les prix des entreprises est la compétition accrue, dans un milieu où les fonds d'investissement avaient surtout tendance à se revendre entre eux des actifs, en passant parfois par la case Bourse.

« Les fonds de private-equity se retrouvent en concurrence avec de nouveaux acteurs qui ont un coût du capital moins élevé, tels que les fonds souverains, les fonds de pension, les fonds d'infrastructure ou les family offices qui ont depuis quelques années tous commencé à converger vers la classe d'actifs du non-coté, qui offre de meilleurs taux de rendement dans un contexte de taux bas » a relevé la spécialiste du private-equity chez Goldman Sachs.

Récemment, Bpifrance a créé un fonds Build-up pour accompagner les entreprises familiales françaises dans leurs acquisitions à l'étranger, en particulier lorsqu'elles ne veulent pas ouvrir leur capital à un fonds.

La taille des opérations ne fait qu'augmenter également : la moyenne dépasse le milliard de dollars. Y compris en France, avec notamment le rachat de l'entreprise de jeux de société Asmodee  cet été par PAI auprès d'Eurazo pour une valeur d'entreprise de 1,2 milliard d'euros.

On voit même désormais des « jumbo LBO » comme le rachat de la division Financial & Risk de Thomson Reuteurs par Blackstone pour 20 milliards de dollars ou celui des actifs américains de Linde par Messer et CVC pour 3,3 milliards de dollars.

[Taille moyenne des deals de private-equity en Europe. En rouge en montant en millions de dollars, en bleu en nombre d'opérations. Crédits : Goldman Sachs / Dealogic]

La Banque des règlements internationaux (BRI) la banque des banques centrales, s'est alarmée récemment du niveau trop élevé de la dette dans le monde  et des conditions de crédit trop faciles. Mais les experts de Goldman Sachs soulignent que les régulateurs auditent régulièrement les prêts présentant un fort levier, au moins dans le bilan des banques, qui structurent le financement des opérations, à défaut de superviser les fonds de private-equity.