Et si l'Europe ne développait pas le bon lanceur pour 2020 ?

Par Michel Cabirol  |   |  1114  mots
La société de lancement SpaceX bouscule l'Europe spatiale en matière de lanceurs réutilisables
Face à l'audace de SpaceX, le développement d'un lanceur réutilisable apparaît comme l'un des défis majeurs de 2016 pour l'Europe spatiale.

Et si 2016 était l'année de tous les dangers pour la filière lanceur européenne. Quand s'ouvrira en décembre à Lucerne (Suisse) la conférence ministérielle de l'Agence spatiale européenne (ESA), il est très probable que les responsables européens se trouvent devant une situation urgente, voire très urgente en raison de l'avance technologique prise par SpaceX en matière de lanceurs réutilisables.

Car la société américaine de lancement de satellites du milliardaire Elon Musk, qui bénéficie du soutien technologique de la NASA, a bel et bien réalisé un exploit en récupérant en décembre le premier étage de son lanceur Falcon 9. A l'aide de moteurs qui ont ralenti sa descente, le premier étage a atterri en douceur 11 minutes après le décollage, en position verticale. "Je crois que c'est un moment révolutionnaire. Personne n'avait encore ramené intact sur Terre un lanceur de classe orbitale", avait expliqué le PDG de la société californienne.

SpaceX, un temps d'avance

Un exploit que l'Europe n'a pas réellement anticipé en dépit de la menace sérieuse que représentait déjà SpaceX en décembre 2014 lors de la dernière conférence ministérielle qui s'est tenue au Luxembourg, l'ESA a répondu au défi d'Elon Musk par un programme doté de... 3 millions d'euros. Bien sûr, SpaceX doit encore démontrer au marché commercial des opérateurs de satellites que le modèle économique des lanceurs réutilisables est viable avec des prix très attractifs.

C'est d'ailleurs le discours officiel des responsables européens, dont le président du CNES, Jean-Yves Le Gall. "L'étage récupéré doit repartir en vol à des coûts raisonnables", a-t-il à nouveau expliqué lundi lors de la présentation de ses voeux à la presse. Il a toutefois souligné que la récupération du premier étage de Falcon 9 a été "remarquable". En clair, le coût de sa remise à niveau devra être mis en balance avec celui de la production d'un nouvel étage.

Ariane 6 déjà dépassée?

Quoi qu'il en soit, si l'opération de SpaceX est concluante, l'Europe devra y apporter une réponse rapide. Devra-t-elle à la fois mener de front le développement d'Ariane 6, qui doit être mise en service dès 2021, et celui d'un lanceur réutilisable? Ou bien abandonner Ariane 6, qui pourrait être complètement dépassée par les lanceurs réutilisables de SpaceX? Ce sont là deux questions auxquelles l'Europe devra répondre en décembre prochain. Une chose est sure le débat risque d'être animé. Surtout, elle devra mettre sur la table des financements beaucoup plus sérieux que les 3 millions d'euros royalement accordés au programme de lanceur réutilisable en décembre 2014.

Derrière les discours défensifs des responsables européens pointent désormais une réelle inquiétude, y compris au sein du CNES. Car la récupération du premier étage de Falcon 9 a marqué les esprits. D'autant que l'étage n'a pas souffert de son retour dans l'atmosphère et qu'il était même prêt à être relancé, a annoncé Elon Musk dans un tweet posté le 31 décembre. Le président de SpaceX avait pourtant expliqué lors d'une conférence de presse le 21 décembre que cet étage ne revolerait pas. Et les discours défensifs sur le modèle économique des lanceurs réutilisables pourraient donc très vite voler en éclat si le milliardaire décidait de relancer le premier étage de Falcon 9.

Et Arianespace?

A très court terme, Arianespace n'a pas  trop à craindre de la concurrence des lanceurs réutilisables. La société de lancement européenne, qui va passer dans les mains d'Airbus Safran Launchers (ASL), a réalisé une superbe année commerciale en 2015. Son carnet de lancements (manifeste) est déjà plein jusqu'au début de 2018, selon des clients de la société de lancement. D'ailleurs la disponibilité des lanceurs préoccupent actuellement aussi bien Eutelsat que SES, les deux opérateurs de satellites européens.

Le succès d'Arianespace repose pour l'heure sur une situation commerciale avantageuse, avec seulement deux lanceurs sur le marché : Ariane 5 et Falcon 9 en dépit de son accident en juin 2015. De son côté, le lanceur russe Proton est jugé encore trop instable par les acteurs du marché commercial. Enfin, Ariane 5 démontre vol après vol une fiabilité remarquable avec 69 lancements consécutifs réussis, comme l'a rappelé lundi Jean-Yves Le Gall. Du coup, Arianespace a encore au moins deux à trois bonnes années devant elle pour amortir l'arrivée d'un lanceur réutilisable, qui casse les prix.

L'Europe bricole pour le moment

Faute de volonté et donc de budget, l'Europe "bricole" en ordre dispersé sur les lanceurs réutilisables. Le centre français de recherche aérospatiale, l'ONERA, a dévoilé début décembre le projet européen ALTAIR (Air Launch space Transportation using an Automated aircraft and an Innovative Rocket) dans le cadre de H2020, programme de financement de recherche et d'innovation de l'Union européenne. Avec six pays partenaires, l'ONERA développe un système de lancement aéroporté semi-réutilisable pour des satellites de 50 à 150 kg sur des orbites basses entre 400 et 1.000 km d'altitude.

Le CNES et l'ONERA ont lancé en octobre une étude de six mois sur la faisabilité d'un premier étage d'un lanceur réutilisable. Sur son site internet, l'ONERA a précisé que "pour que l'Europe puisse continuer à disposer sur le long terme d'un lanceur qui reste économiquement viable et donc d'un accès indépendant à l'espace, il est temps d'étudier et de préparer un lanceur qui permette de franchir une nouvelle étape dans la baisse des coûts, au-delà des progrès d'Ariane 6". En parallèle, le CNES travaille sur le programme Prométhée, un moteur oxygène liquide et méthane liquide, qui sera réutilisable.

Enfin Airbus Defence and Space a dévoilé en juin dernier ses projets de lanceur réutilisable baptisé Adeline (Advanced Expendable Launcher with INnovative engine Economy) et les Space Tugs pour la réutilisation de l'étage supérieur. Un projet sur le long terme à l'horizon 2025-2030 qui a pour ambition de "récupérer et de remettre en état de vol les moteurs principaux et l'avionique de la fusée qui représentent entre 70 et 80 % de sa valeur", selon Airbus DS. Adeline est basé sur un concept simple : le module de retour est placé en bas de la fusée, une fois détaché des étages supérieurs le module revient sur Terre en effectuant une rentrée atmosphérique.