Le lanceur Ariane 6 est-il en danger ?

Par Michel Cabirol  |   |  1496  mots
Airbus Safran Launchers remet en cause une grande partie du financement d'Ariane 6. Un dossier qui avait pourtant été approuvé en décembre dernier lors de la conférence ministérielle de l'Agence spatiale européenne (ESA) par les États membres. L'Allemagne menace de ne pas voter les crédits pour Ariane 6.

Rien ne va plus pour le programme Ariane 6. Notamment son financement. La plupart des engagements financiers pris dans le cadre de la conférence ministérielle de l'ESA (Agence spatiale européenne) de décembre 2014 sont remis en cause par les industriels. Comme l'avait révélé La Tribune, ils demandent une rallonge de 870 millions d'euros aux États membres qui ont souscrit au programme Ariane 6, via l'ESA. Le président d'Airbus Safran Launchers (ASL) Alain Charmeau évoquait même dans un courrier adressé à l'ESA le 27 janvier une augmentation de 5% de la contribution des États pour combler ce trou de près de 1 milliard.

Forte irritation de Berlin

Le courrier d'Alain Charmeau a provoqué pas mal de remous à l'ESA et un fort agacement des États contributeurs. Notamment de l'Allemagne qui refuse aux industriels une rallonge budgétaire. C'est d'ailleurs ce qu'explique la secrétaire d'Etat allemande aux Affaires économiques et à l'Energie, Brigitte Zypries dans deux courriers écrits en allemand et adressés au directeur général de l'ESA, Jean-Jacques Dordain, et à Alain Charmeau :

"J'apprends avec beaucoup d'inquiétude que seulement quelques semaines après la conférence ministérielle, les industriels évoquent un possible trou dans le financement du programme à hauteur de 800 millions d'euros".

Une irritation qui se traduit par une menace à peine voilée en direction des industriels, Brigitte Zypries précisant que le Bundestag doit encore se prononcer sur les crédits pour le financement d'Ariane 6.  Contacté par "La Tribune", ASL n'a pas souhaité faire de commentaires. "Les Allemands sont tout à fait capables d'arrêter brutalement le programme", avertit un industriel.

Dans son courrier, Brigitte Zypries rappelle à l'ESA l'effort qui a réalisé dans le cadre de la conférence ministérielle : "Dans des situations économiques difficiles, les pays participants ont consenti d'énormes efforts pour mettre à disposition les budgets nécessaires. Je pars du principe, dans ces conditions, que vous vous (Jean-Jacques Dordain, ndlr) mettrez d'accord avec les industriels pour maintenir le cadre de financement précédemment décidé à Luxembourg et d'exclure de demander d'éventuels surcoûts aux Etats membres".

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Rétropédalage

Un courrier qui a obligé Alain Charmeau à rétro-pédaler dans une lettre datée du 10 mars et adressée à Brigitte Zypries. "Nous ne demandons pas d'argent supplémentaire aux États membres au-delà de ce que nous a offert l'ESA" pour financer Ariane 6, explique-t-il à la secrétaire d'Etat allemande. Pour sa part, Jean-Jacques Dordain, pourtant réputé proche des positions des industriels, fait également profil bas dans sa réponse à Brigitte Zypries datée du 5 mars :

"Je ne peux pas accepter les déclarations des industriels indiquant un trou dans le budget de plus de 800 millions d'euros pour achever le développement d'Ariane 6. La décision par les ministres au Luxembourg a été prise sur la base d'éléments solides et entièrement transparents communiqués aux États membres et à l'industrie. Le budget est suffisant et je ne demanderai pas d'argent supplémentaire".

Pour un industriel du secteur, "dire aujourd'hui qu'il manque plus de 800 millions d'euros, c'est se tirer une balle dans le pied. Cela ne fait pas sérieux de remettre une proposition sur la base d'études et revenir moins de deux mois plus tard en expliquant qu'il y a un trou". Tactiquement, ASL aurait dû attendre la conférence ministérielle prévue en 2016 pour avertir les États membres d'un problème de financement, estime un industriel.

ASL ne veut pas payer 400 millions sans contrepartie

Pour autant, les déclarations d'Alain Charmeau et de Jean-Jacques Dordain ne règlent rien. Car en dépit du "Nein" allemand pour financer les surcoûts découverts par les industriels après la conférence ministérielle de décembre, ASL campe sur sa position. Notamment la société commune entre Airbus et Safran ne veut plus financer le programme Ariane 6 à hauteur de 400 millions d'euros comme elle s'y était pourtant engagée en décembre à Luxembourg à l'occasion de la conférence ministérielle. Soit pratiquement la moitié du trou évoqué en janvier par Alain Charmeau.

La décision de la conférence ministérielle qui s'est tenue à Luxembourg contient un point expliquant que "l'industrie devrait investir en propre 400 millions d'euros dans le programme", a bien rappelé Alain Charmeau dans son courrier à la ministre allemande. Pour autant, a-t-il expliqué, l'industrie avait signalé "un empressement à en parler". Car aujourd'hui ASL demande des contreparties à l'investissement de la filière industrielle : "Cela doit maintenant être négocié entre l'ESA et l'industrie. (...) Cet investissement ne peut pas être intégré dans les calculs de juste retour géographique de l'ESA".

"Le budget disponible pour financer le développement d'Ariane 6 est entièrement conforme aux évaluations, qui ont servi à la détermination des enveloppes (financières, ndlr) proposées lors de la conférence ministérielle aux États membres, tout en tenant compte de l'investissement industriel de 400 millions d'euros", a expliqué l'agence dans un courrier daté du 19 février et adressé aux responsables des délégations des États membres et aux industriels. Un courrier qui aurait été imposé par l'Allemagne et qui étrangement n'a pas été signé par le directeur général, Jean-Jacques Dordain. Cet investissement des industriels doit être "reconfirmé en 2016".

Une posture dangereuse

"ASL s'assoit sur son engagement", note un industriel. Pourquoi ? Parce que les conditions associées à cet investissement ne sont plus remplies, estime donc ASL. "Mais lesquelles?", interroge un observateur du secteur. Or à l'ESA, on ne se souvient pas de telles conditions. Un accord avait pourtant été trouvé entre l'agence spatiale européenne et les industriels sur le coût de développement d'Ariane 6 (3,2 milliards d'euros, dont 738 millions pour le développement du moteur P120 de Vega), a rappelé l'agence. Et non 3,4 milliards comme l'indique Alain Charmeau dans son courrier de fin janvier.

D'ailleurs, cet accord a été présenté aux États membres le 23 septembre à l'occasion de la  réunion informelle qui s'est tenue à Zurich. "Comment l'ESA aurait pu demander aux États membres de valider un accord en décembre sans avoir eu auparavant le feu vert d'Airbus et de Safran", fait remarquer un industriel, habitué à telles de négociations avec l'ESA. Et de conclure que ASL "joue un jeu très dangereux avec l'Allemagne capable de claquer la porte".

Quels sont les points d'achoppement?

Le courrier du 19 février recense précisément les points d'achoppement dans le financement d'Ariane 6 entre ASL et l'ESA. Outre les 400 millions que les industriels s'étaient engagés à financer, l'agence rappelle que l'objectif du coût de développement d'Ariane 6 reste à 3,2 milliards, un montant "connu par l'industrie". L'ESA a également réduit le budget du moteur P120 de 174 millions d'euros, dont 82 millions dans des infrastructures en Guyane. Enfin, l'ESA n'a pas souhaité intégré le financement de la phase A du développement d'Ariane 6 (69 millions) et a exclu les activités de banc de tests, estimées à 27 millions d'euros. Soit les 870 millions que demandent les industriels.

Le développement d'Ariane 6 s'élève à 3,215 milliards d'euros, a confirmé l'ESA. Sur la réduction du budget du moteur P120, l'ESA estime que la réduction du périmètre du P120 ne peut pas être considéré comme un problème budgétaire puisqu'elle représente une réduction d'activités par rapport à ce qui a été décidé le 23 septembre. En revanche, elle est prête à discuter avec les industriels sur le financement de nouvelles installations en Guyane (82 millions). Enfin, l'agence considère que les Etats membres n'ont pas à financer deux fois la phase A, qui déjà été entièrement contractualisée. Enfin, la proposition des industriels de financer les bancs de test est arrivé après la réunion du 23 septembre.

Quelles sont les autres revendications des industriels?

Outre les 870 millions réclamés, faut-il rappeler que les industriels demandent également aux Etats membres de l'ESA de garantir cinq lancements institutionnels par an... pour tenir le prix de vente d'Ariane 6 déclinée en deux versions : Ariane 62 (70 millions d'euros) sera destinée aux lancements institutionnels; Ariane 64 (96 millions d'euros), plus puissante, vise le marché des télécoms. Mais pas que... car ils demandent aux Etats de s'engager sur le long terme. "Personne ne dispose de la durée attendue par les industriels, décrypte un bon connaisseur. Une condition facile pour se désengager sur le prix de vente" si les Etats ne satisfont pas ASL.

En outre, les industriels exigent l'utilisation gratuite du Centre spatial guyanais (CSG) afin de tenir les prix de lancement. Ce qu'Arianespace n'a jamais obtenu, la société finançant 50% des installations du CSG. "Les conditions exigées par ASL pour l'exploitation des lanceurs entraînent une aide financière publique 2 à 2,5 fois supérieure à ce que perçoit Arianespace aujourd'hui", explique-t-on à La Tribune.

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