Renault est-il en train de céder gratuitement au gouvernement de Poutine tous ses actifs en Russie (Avtovaz, Avtoframos) ?

Par Jérôme Cristiani  |   |  1358  mots
Des ouvriers sur la chaîne de montage de l'usine automobile Lada Izhevsk, qui fait partie du groupe Avtovaz, à Izhevsk, en Russie, le 22 février 2022. Renault possède actuellement trois usines en Russie, emploient 40.000 salariés, et contrôle environ 30% du marché automobile russe. (Crédits : Reuters)
Le ministre du Commerce russe annonce que Renault va céder à une entité russe "pour 1 rouble symbolique" sa majorité (68% des actions) au capital d'Avtovaz, mais également de l'ensemble des ses actifs en Russie, alors que le constructeur automobile français a investi plusieurs milliards d'euros pour moderniser l'outil industriel. L'absence de commentaires tant du constructeur français que de l'État français (l'actionnaire majoritaire) interroge.

[ Article publié mercredi 27.04.2022 à 10h50, mis à jour 28.04 à 12:00 avec refus de commentaire du gouvernement français]

Le ministre russe du Commerce, Denis Mantourov affirme que le constructeur automobile Renault va céder sa participation majoritaire (68%) au capital d'Avtovaz, son partenaire russe, à un institut scientifique moscovite, selon Reuters qui cite une dépêche de l'agence de presse privée russe Interfax.

Le prix payé à Renault sera "symbolique" (de "1 rouble", soit 0,013 euro). Mais le ministre laisse à Renault la possibilité de racheter ses actions plus tard, "d'ici 5 ou 6 ans", Denis Mantourov donnant peu de détails supplémentaires sur les conditions de cette option de rachat:

 « Si nous faisons des investissements pendant cette période, cela sera également pris en compte dans la valeur de rachat. Nous ne ferons pas de cadeaux », a déclaré Denis Mantourov.

NAMI et Rostec futurs propriétaires d'Avtovaz et Aftoframos

Mais selon la dépêche de l'agence Interfax, le ministre du Commerce russe évoque en fait la cession de deux sociétés dans lesquelles le constructeur automobile français est majoritaire :

« Renault, en effet, en raison du manque de fonds pour maintenir la performance ou les opérations de ses divisions en Russie, décide de céder des actions dans Avtovaz et Avtoframos », a déclaré Denis Mantourov à Interfax.

Pour rappel, Avtoframos (contraction de "auto", "France, et "Moscou") est l'usine créée en 1998 en partenariat avec la ville de Moscou mais dont Renault possède, depuis fin 2012, 100% des actions, et dont les 6.000 employés fabriquent actuellement 6 modèles : Logan (berline), Sandero / Sandero Stepway (hatchback), Fluence (berline), Duster (SUV, 4x4), ainsi que Latitude (berline) et Koleos (SUV) en assemblage.

Quant à Avtovaz, historiquement premier constructeur d'automobiles en Russie, de la marque Lada principalement, Renault est au capital depuis 2008, Nissan se joignant à l'ensemble en 2010.

Togliatti, l'une des plus grandes usines du monde

Les deux sociétés dont Renault est actionnaire majoritaire opèrent trois usines, qui emploient 40.000 personnes.

L'usine de Togliatti, située sur les bords de la Volga, à 1.000 km de Moscou, est le principal site industriel d'Avtovaz. C'est l'une des plus grosses usines du monde: elle compte 300 km de lignes de production et ses 35.000 employés fabriquent quelque 650.000 véhicules par an. Aujourd'hui, l'usine produit des véhicules pour les deux marques Lada et Renault.

L'usine Lada Izhevsk, installée à Izhevsk, à 1.200 km à l'est de Moscou, fabrique aussi des Lada (107.503 en 2020, plus de 450.000 depuis la création en 1965).

Enfin, l'usine Renault de Moscou, lancée en 2005, fabrique actuellement quatre modèles de véhicules pour les marques Renault et Nissan (chiffres 2020: 18.955 Kaptur; 34.180 Duster 1; 12.320 Arkana; 10.239 Nissan Terrano).

Au total, Renault contrôle environ 30% du marché automobile russe.

Denis Mantourov a précisé à l'agence Interfax que la nouvelle direction d'Avtovaz sera assurée par "Nami conjointement avec Rostec". NAMI est l'acronyme désignant l'Institut central de recherche scientifique pour l'automobile et les moteurs automobiles, en abrégé NAMI, soit la principale organisation scientifique de la Fédération de Russie dans le domaine du développement de l'industrie automobile.

Quant à Rostec, c'est un immense conglomérat d'entreprises dont une majorité opèrent dans le domaine de la Défense, et c'est aussi l'autre actionnaire dans le capital du constructeur russe avec 32% des actions d'Avtovaz. Rostec est dirigée par Sergueï Tchemezov, un ancien du KGB et proche de Vladimir Poutine.

La Russie, un marché très important pour Renault

Très exposé au marché russe (la Russie est son deuxième marché), Renault a annoncé le mois dernier la suspension de ses activités dans son usine moscovite, sur fond de pressions internationales et de sanctions occidentales contre la Russie à la suite de l'offensive en Ukraine.

Pour rappel, mercredi 23 mars 2022, à l'issue d'un conseil d'administration, Renault avait annoncé la suspension des activités de l'usine Renault de Moscou (Avtoframos) et la possibilité de vendre sa participation dans le constructeur russe AvtoVAZ.

Plus récemment, vendredi 22 avril, le groupe Renault expliquait, lors de la publication de ses résultats du 1er trimestre, que la baisse de son chiffre d'affaires (- 2,7% sur un an au premier trimestre à 9,7 milliards d'euros) était due à la pénurie de semi-conducteurs et dans une moindre mesure par la paralysie de ses activités en Russie depuis l'invasion de l'Ukraine.

On apprenait ainsi que les filiales russes du constructeur français Avtovaz (Lada) et Renault Russie (Avtoframos) avaient vu leurs ventes amputées d'un tiers avec un chiffre d'affaires en baisse de 15,7 % sur la période, à 0,9 milliard d'euros. À cette date, Renault prévoyait encore que les usines d'AvtoVaz, à l'arrêt depuis trois semaines, reprennent leur activité pendant quelques jours à partir du lundi 25 avril, tandis que l'usine Renault de Moscou resterait à l'arrêt.

Mais Renault disait aussi qu'il continuait d'évaluer toujours les "options possibles" d'une sortie d'Avtovaz, leader du marché russe, dont il détient la majorité du capital.

« Des négociations sont en cours et progressent », avait alors souligné Thierry Piéton, directeur financier du groupe Renault, lors de cette conférence avec des analystes financiers.

Pour Renault, un retrait de Russie serait synonyme de pertes considérables. Depuis que le constructeur automobile français a pris le contrôle d'Avtovaz (le fabricant de Lada) au début des années 2010, il y a investi en effet plusieurs milliards d'euros tant pour moderniser l'outil industriel que pour y développer une nouvelle gamme de modèles.

Refus de commenter de Renault et de l'État français

Mercredi 27 avril au matin, sollicité par l'agence Reuters, le constructeur français indiquait, via son porte-parole, qu'il ne souhaitait pas commenter cette information dans l'immédiat.

Dans la soirée du mercredi 27 avril, l'agence Reuters, dans une nouvelle dépêche, confirmait le refus de commenter du constructeur français mais ajoutait également le refus de commenter du gouvernement français actionnaire de Renault.

Pour rappel, même après sa cession de 14 millions de titres en 2017, l'État français est toujours le premier actionnaire de Renault, avec 15,01 % du capital et surtout 28,67% des droits de vote, juste devant Nissan et ses 15%.

Le pouvoir russe lorgne les actifs occidentaux

Ces mesures du gouvernement russe devraient, selon Reuters, renforcer les inquiétudes selon lesquelles les entreprises et les institutions russes s'emparent des actifs les plus précieux du pays à des conditions avantageuses, alors que les entreprises occidentales s'efforcent de se conformer aux sanctions liées au conflit ukrainien et que le Kremlin menace de saisir les actifs détenus par des étrangers.

Le gouvernement russe élabore actuellement une législation qui pourrait permettre de confier le contrôle des entreprises étrangères à une direction locale externe et faire de la mise en œuvre des sanctions un délit pénal pour les dirigeants et les entreprises étrangères.

L'invasion de l'Ukraine par Moscou le 24 février a provoqué un exode massif des entreprises de Russie. Selon la Yale School of Management, plus de 750 entreprises ont annoncé qu'elles réduisaient leurs activités dans le pays, dans une certaine mesure.

Si peu de sociétés étrangères sont jusqu'ici intéressées par le rachat de ces actifs, les entreprises locales sont actives.

Le fabricant français d'équipements électriques Schneider Electric a déclaré mercredi qu'il allait vendre ses activités en Russie et au Belarus à des dirigeants locaux et qu'il avait signé une lettre d'intention avec les acheteurs désignés.

Mais les conditions de rachat signifient actuellement toujours des pertes importantes pour les vendeurs.

Un exemple très médiatisé est celui de la banque française Société Générale, qui a subi une perte de revenus de 3 milliards d'euros suite à la vente de sa filiale Rosbank à Interros Capital, une société d'investissement liée à l'oligarque russe Vladimir Potanin.

(avec Interfax, Reuters, AFP)