Protéger le climat ou la biodiversité, faudra-t-il choisir ?

Par Dominique Pialot  |   |  1864  mots
Les océans subissent une érosion rapide de leur biodiversité et de leur capacité à réguler le climat
Le rapport rendu public ce 6 mai à Paris par le « GIEC de la biodiversité » alerte sur l’ampleur et le rythme de l’érosion causée par les activités humaines ces 50 dernières années. Comme pour le climat, les solutions sont urgentes à mettre en œuvre et impliquent des transformations profondes de notre modèle économique.

Ce n'est guère une surprise, tant les précédentes études sur le sujet parues ces dernières années étaient alarmistes. Mais le rapport rendu public ce 6 mai par l'IPBES (plateforme intergouvernementale scientifique et politique sur la biodiversité et les services écosystémiques), surnommée « le GIEC de la biodiversité », réuni à Paris depuis une semaine, vient le confirmer.

Les quelque 1.800 pages issus des travaux réalisés ces trois dernières années par 145 experts issus de 50 pays, fondés sur une revue de 15.000 références scientifiques et sources gouvernementales, évaluent les changements survenus au cours des cinquante dernières années. Conclusion : le taux d'extinction des espèces est sans précédent et s'accélère. Pas moins d'un million d'espèces (sur les 8 identifiées sur la terre et dans les mers) est menacé d'extinction à horizon de quelques décennies. La planète a déjà connu pas moins de cinq extinctions de masse, dont la dernière remonte à la disparition des dinosaures. Mais celle qui se profile aujourd'hui se produit à un rythme qui est des dizaines, voire des centaines de fois, plus rapide. Et c'est la première entièrement liée aux activités humaines.

Erosion de nos moyens de subsistance

Au cours des 50 dernières années, la population mondiale a doublé, le PIB mondial a été multiplié par 4 et le volume des biens échangés par le commerce international, par 10. La valeur de la production agricole a augmenté de 300% depuis 1970, la récolte de bois brut de 45%, et 60 milliards de tonnes de ressources - renouvelables ou non - sont prélevées chaque année, soit deux fois plus qu'en 1980. Aussi, les trois-quarts des terres et les deux-tiers des océans ont été dégradés par ces activités. Entre 1992 et 2015, 3% de terres supplémentaires ont été prises sur la forêt et transformées en terres agricoles.

Au-delà de la disparition d'espèces végétales et animales qui font - plus exactement faisaient - la richesse de notre patrimoine commun, c'est rien moins que la survie de l'humanité qui est en jeu.

"Nous sommes en train d'éroder les fondements mêmes de nos économies, nos moyens de subsistance, la sécurité alimentaire, la santé et la qualité de vie dans le monde entier", décrit Robert Watson, président de l'IPBES.

En effet, comme le souligne le « résumé pour décideurs » négocié ligne à ligne par l'ensemble des parties prenantes/signataires

« Alors que plus de nourriture, d'énergie et de matériaux que jamais sont aujourd'hui fournis aux populations, cela se fait de plus en plus au détriment de la capacité de la nature à pouvoir continuer à fournir ces biens à l'avenir. »

La productivité agricole a d'ores et déjà été réduite de 23% en raison de la dégradation des sols, ce qui génère un cercle vicieux fait de pesticides destinés à accroître les récoltes, et qui nuisent encore un peu plus à la qualité du sol... En plus des services de pollinisation rendus par des insectes dont les populations s'effondrent, la perte de diversité des espèces mais aussi à l'intérieur d'une même espèce génère une uniformité génétique qui rend les cultures plus vulnérables à certaines maladies ou au changement climatique et menace la sécurité alimentaire.

Sans parler des autres contributions de la biodiversité à notre qualité de vie : qualité de l'air, filtrage de l'eau, absorption de dioxyde de carbone, etc.

En cause, les changements d'utilisation des sols et des mers qui réduisent les habitats naturels, la surexploitation d'espèces végétales et animales - à commencer par celle des ressources halieutiques - la pollution, le changement climatique et la prolifération d'espèces invasives, elle-même favorisée par le réchauffement. Ces principaux leviers de l'érosion de la biodiversité sont eux-mêmes sous-tendus par des tendances de fond telles que des modèles de production et de consommation intensifs, la croissance démographique, le commerce, l'innovation technologique ou encore une gouvernance défaillante des écosystèmes, tant à l'échelle locale que supranationale.

Biodiversité et changement climatique : le cercle vicieux

Le changement climatique contribue directement à la perte de biodiversité, mais c'est également un facteur d'aggravation de certaines causes indirectes. Par ailleurs, lorsque les impacts climatiques frappent, ils frappent plus durement là où la nature est dans un état précaire.

Ainsi, l'élévation des températures contraint les espèces à migrer vers de nouveaux territoires, mais certaines ne parviennent pas à s'adapter assez rapidement. La fraction estimée des espèces menacées d'extinction par le seul réchauffement de 2°C est de 5%, contre 16% à 4,3°C, notre trajectoire actuelle.

La préservation de la biodiversité et la lutte contre le changement climatique présentent le plus souvent des synergies. Une gestion durable des terres ou des pratiques agroécologiques concourt tout à la fois à préserver la biodiversité, la qualité de l'eau ou du sol et le bien-être des populations. Une moindre élévation du niveau de la mer dégradera moins les écosystèmes côtiers, notamment les zones humides qui présentent une biodiversité particulièrement riche et jouent un rôle important dans la captation de CO2. De même, la protection des forêts tropicales contribue pareillement à la préservation d'espèces végétales et de l'habitat naturel d'espèces animales, et à l'entretien d'un puits de carbone précieux.

Globalement, les pratiques portant atteinte aux puits de carbone tels que les forêts, zones humides ou océans, limitent leurs capacités d'absorption et aggravent le réchauffement.

Dans certains cas en revanche, plus rares, les deux objectifs peuvent se trouver en contradiction, comme pour la production de biomasse destinée à fabriquer des agrocarburants.

Les auteurs du rapport entendent mettre l'accent sur les solutions « win/win », qui contribuent simultanément à préserver le climat et la biodiversité. Il s'agit en effet de créer un narratif susceptible d'embarquer tout le monde et de créer une dynamique semblable à celle produite par la COP21 en décembre 2015.

Encore temps d'inverser la tendance

Car la bonne nouvelle, en dépit des chiffres alarmistes révélés par le rapport, c'est qu'il est encore possible d'agir. Certes, les espèces disparues ne peuvent être régénérées. Mais, contrairement au changement climatique, il n'existe pas d'inertie comparable à celle que fait peser sur l'évolution du climat l'accumulation de gaz à effet de serre dans l'atmosphère. En effet, même des efforts de réduction de gaz à effet de serre immédiats et drastiques ne pourraient empêcher certains impacts d'ores et déjà inévitables du réchauffement. Autre avantage corollaire, en matière de biodiversité, les résultats se font plus rapidement sentir.

"Il n'est pas trop tard pour agir, mais seulement si nous commençons à le faire maintenant" et via un "changement transformateur" de notre société pour ralentir les "moteurs" de la perte de biodiversité qui menace l'Homme au moins autant que le changement climatique, estime également Robert Watson.

Le rapport présente des solutions à mettre en oeuvre dans des secteurs tels que l'agriculture, la foresterie, les écosystèmes marins, les écosystèmes d'eau douce, les zones urbaines, l'énergie, les finances ...

Il évoque également d'autres outils à disposition des gouvernements comme une réforme de la fiscalité et la fin des aides publiques "perverses", et même la nécessité de s'éloigner du dogme de la croissance.

Si les auteurs ne prônent pas à proprement parler de sortir du système capitaliste, ils insistent néanmoins sur la nécessité de contraintes environnementales fortes et contrôles accrus sur les activités et les acteurs économiques.

Mais ne nous y trompons pas. Inverser la tendance implique un changement en profondeur de nos modes de production et de consommation, notamment en matière agricole. Le système alimentaire - production et consommation - à la fois l'un des principaux moteurs de la perte de biodiversité et l'un des plus grands émetteurs de GES, doit être repensé de fond en comble. Ce qui implique aussi que le grand public bascule vers une consommation moins carnée et plus locale.

Comme pour le climat, ces transformations menacent des intérêts particuliers et feront donc face à des résistances. D'ores et déjà, le rapport de l'IPBES nous enseigne que les objectifs décidés lors de la précédente « COP de la biodiversité » à Aicha au Japon en 2010 ne seront pas atteints. La prochaine se tiendra en Chine en 2020. D'ici là, les observateurs et experts espèrent un sursaut comparable à celui qui a précédé la COP21, et un accord embarquant, comme à Paris en décembre 2015, de nombreuses parties prenantes : non seulement des Etats, mais aussi des entreprises, des représentants de la finance, etc.

Indicateurs multiples, objectifs complexes

Mais à l'inverse du climat, il n'est pas possible d'exprimer des objectifs au travers d'un indicateur unique tel que les émissions d'équivalent CO2. Il existe aujourd'hui 20 cibles différentes, chacune assortie de plusieurs indicateurs. Des discussions sont en cours pour en réduire le nombre, mais certains experts craignent un excès de simplification contre-productif. Les auteurs du rapport soulignent néanmoins que cette multiplicité d'indicateurs ne signifie nullement que l'objectif soit plus difficile à atteindre qu'en matière de climat.

Néanmoins, certaines solutions sont plus complexes à mettre en œuvre qu'il n'y paraît au premier abord : la reforestation est une bonne chose, mais pas en utilisant n'importe quelle espèce végétale. Et la protection d'une espèce animale isolée n'a guère de sens. Car, au moins autant que pour le climat, la biodiversité implique une approche systémique, tant les enjeux sont imbriqués les uns aux autres et les effets dominos potentiellement innombrables. La présidente du WW France Isabelle Autissier évoque un jeu de Mikado dont des morceaux tombent les uns après les autres, sans que l'on sache lequel va finalement faire s'effondrer l'ensemble. Le document souligne d'ailleurs la nécessité d'adopter une gestion intégrée et des approches intersectorielles prenant notamment en compte les arbitrages indispensables entre production alimentaire, énergie, infrastructures, gestion de l'eau douce et des zones côtières et conservation de la biodiversité.

Et cette approche systémique vaut notamment pour les politiques, et singulièrement les gouvernements, au sein duquel tous les ministres, et pas seulement celui en charge de l'Environnement, devraient s'emparer de ces enjeux. Ce que permettra peut-être le nouveau « conseil de défense écologique » annoncé par Emmanuel Macron lors de son allocution du 25 avril dernier. S'il n'avait ce jour-là pas eu un seul mot pour le sujet de la biodiversité, il devait recevoir en fin d'après-midi ce 6 mai des scientifiques de l'IPBES.

Et, comme sur le climat, la France se place aux avant-postes, au moins en matière d'affichage. Ainsi, après avoir accueilli la réunion de l'IPBES à Paris et organisé un G7 de l'environnement à Metz, elle sera l'hôte du Congrès mondial de la nature organisé par l'UICN (Union internationale pour la conservation de la nature) à Marseille en 2020.