L'étonnante vitalité du luxe en temps de crise

Bien que cela soit fort peu pris en compte en France, on peut situer la saturation de la modernité dans les années 1950 du dernier siècle. En effet, à cette époque émerge le « postmodernisme » architectural. Pour reprendre l'hypothèse de base de son promoteur, Robert Venturi, il s'agit de revaloriser le non-fonctionnel, l'ambiguïté, la complexité en architecture, là où régnait en maître le fonctionnalisme moderne. Celui dont l'école du Bauhaus en Allemagne (1919) avait jeté les fondements. Minimalisme esthétique traduisant bien, d'un point de vue architectural, l'utilitarisme, la « machinisation » propres à la société moderne.C'est bien contre cela que le postmodernisme va privilégier le retour à l'ambiguïté comme élément fondateur de l'humaine nature. Nécessité de la part d'ombre, importance de l'irrégularité baroque, de l'émotionnel, métissage, patchwork?: nombreuses sont les spécificités de la mosaïque postmoderniste que les architectes de cette mouvance vont mettre en oeuvre. Chaque élément a une spécificité on ne peut plus typée, ce qui ne l'empêche pas de se fondre dans une organicité plus vaste, où il trouve, après ajustement, la place qui lui revient. Retenons bien cette métaphore, l'harmonie conflictuelle propre à l'architecture postmoderniste va se retrouver dans la société postmoderne.À côté du postmodernisme architectural préfigurant l'architectonique sociétale de la postmodernité, il est un autre signe avant-coureur qui mérite attention?: l'émergence du design. Issu de l'école du Bauhaus, il se détache vite du fonctionnalisme et de l'utilité pour mettre l'accent sur la fantaisie, la fantasmagorie, où la technique, bien présente, se complète et se complique par l'apport de l'imaginaire. L'idée de base du design est que l'objet, tout en gardant sa fonctionnalité, doit être paré. On l'habille. On l'esthétise. Pour laisser filer la métaphore, il s'agit de rendre belle la casserole. Celle-ci, tout en servant à ce pour quoi elle est prévue, est située dans un environnement où le plaisir des yeux a sa part. La multiplication des magasins et des magazines de décoration montre bien que c'est l'ensemble des objets de la vie quotidienne qui sont passibles d'un tel traitement et qu'ils servent de décor à ce théâtre du monde où se joue la scène de l'existence sociale.Une telle esthétisation dans la vie de tous les jours marque une césure importante entre modernité et postmodernité. Il est, à cet égard, instructif de voir l'insolente vitalité du luxe en ce moment où la crise économique prévaut. On aurait pu croire le luxe réservé à une petite caste de privilégiés. Il se diffuse dans l'ensemble de la société en suivant une échelle de prix variables. Les ersatz, les copies plus ou moins légales, la contrefaçon montrent combien, au-delà d'une simple vision comptable, on est de plus en plus attentif « au prix des choses sans prix ».Rappelons qu'à côté de la connotation de luxure, de surabondance, existe aussi, en son étymologie, ce qui est « lux頻. Luxation faisant qu'un membre est inopérant, non fonctionnel. On peut penser que dans l'inconscient collectif il peut y avoir une forme de raffinement dans ce qui ne sert à rien. On a pu analyser le kitsch comme étant un art du bonheur. Il peut être considéré de mauvais goût. En fait, du chromo petit-bourgeois aux nains de jardin, l'accent est mis sur le cadre, la « forme ». Toutes choses soulignant l'importance de l'extérieur, de la peau permettant que tiennent ensemble les divers éléments constitutifs du corps social. Importance de la « cosmétique »?!L'organicité de l'architecture postmoderniste ou l'embellissement des objets familiers qu'opère le design rappellent le rapport que l'on avait, dans la prémodernité, avec les objets du quotidien. Vases, meubles, outils, bijoux, armes possédaient, tous, une aura spécifique. Ils participaient à la sacralité du monde. Et, au travers d'eux, la communauté y participait également. Pensons le terme « participation » en son sens fort?: magique, mystique. Ce rapport magique aux objets dont on est environné appelle à mettre en doute la grande marche royale du progrès, ayant caractérisé l'apogée de la modernité. Une telle suspicion est, maintenant, admise, tout à la fois chez l'homme sans qualité comme chez ceux qui, avec lucidité, s'accordent à reconnaître que la symphonie héroïque du progrès a fait quelques couacs dont on ne peut plus cacher les désastreuses conséquences. Le temps est venu de penser l'esthétisation galopante de la vie sociale. Le mythe de Dionysos retrouve une curieuse, et quotidienne, actualité.
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