Autopsie de la méthode Messier

Mercredi matin, s'ouvre devant le tribunal correctionnel le procès de Jean-Marie Messier (J2M) concernant sa gestion à la tête de Vivendi, qui va donc être repassée au crible. Une période sur laquelle on pensait désormais tout savoir. Mais le procès de la class action, qui s'est tenu cet automne à New York, a apporté son lot de révélations. Certaines apportées par J2M et Vivendi eux-mêmes, en particulier sur les tribulations rocambolesques du groupe au Maroc.Tout commence en décembre 2000. Rabat lance la privatisation de l'opérateur téléphonique du royaume, Maroc Telecom. À la dernière minute, France Télécome;lécom décide de ne pas postuler. La seule offre est déposée par Vivendi, qui propose 2,3 milliards d'euros pour 35 %, soit plus que le prix plancher (2 milliards).Problème : c'est une participation minoritaire, et donc Vivendi ne peut, a priori, pas la consolider. Mais le directeur financier, Guillaume Hannezo, juge « essentiel » de pouvoir consolider les bénéfices de Maroc Telecom. Vivendi renégocie donc avec Rabat, et obtient la majorité au conseil de surveillance et à l'assemblée générale, et donc la possibilité de consolider. En échange, Vivendi « s'engage irrévocablement » à acheter 16 % supplémentaires pour 1,1 milliard d'euros avant fin février 2002. Mais Rabat exige que cet accord reste secret. Une seule copie est donc entreposée dans le coffre de l'avocat de Vivendi, Jean-François Prat.Mais plusieurs problèmes se posent rapidement. D'abord, les finances se tendent chez Vivendi, qui aimerait bien éviter de débourser la somme de 1,1 milliard d'euros promise. Surtout, les résultats de Maroc Telecom pour l'exercice 2000 s'avèrent inférieurs aux prévisions données à Vivendi en décembre 2000, alors que l'exercice était pourtant quasiment achevé. Le chiffre d'affaires est inférieur de 10 %, le bénéfice opérationnel de 24 %, et le bénéfice net de 37 %. Apparaît même une incertitude sur la propriété effective des actifs immobiliers... L'exercice 2001 sera encore pire, avec un bénéfice net inférieur de 80 % à la prévision donnée fin 2000. « Il y avait des créances douteuses depuis des années », expliquera J2M lors du procès de la class action. « Les administrations ne payaient pas leur facture de téléphone », abondera Guillaume Hannezo, pour qui « Vivendi avait le sentiment d'avoir été victime d'une fraude ».En clair, les 35 % achetés par Vivendi valaient moins que les 2,3 milliards d'euros payés. Fin 2001, Vivendi les dépréciera à 1,6 milliard d'euros. Et en octobre 2001, Goldman Sachs dira même à Vivendi qu'ils valent encore moins (de 875 millions à 1 milliard d'euros).Lors de sa déposition, Jean-Marie Messier a raconté qu'il a alors décidé d'aller négocier directement avec le roi Mohammed VI. « Je l'ai vu en tête à tête, et il m'a dit deux choses. D'abord, il était d'accord pour ne jamais exercer la promesse d'achat. Ensuite, il allait ordonner à son gouvernement de renégocier nos accords. »Mais Guillaume Hannezo se demande si les comptes doivent mentionner ou non la promesse d'achat. Jean-Marie Messier a dit à son bras droit : « La promesse d'achat n'existe plus, j'ai la parole du roi qu'il ne l'exercera pas. Donc il n'y a rien à rendre public. Certes, ce n'était rien d'autre que la parole du roi, mais dans un pays comme le Maroc, la parole du roi est décisive, autant qu'un contrat. » Mais cet accord oral ne rassure pas totalement le directeur financier : « J'étais toujours inquiet car il y avait toujours un papier dans le coffre. » Il écrit à J2M : « Il n'est pas sûr que ce dispositif transitoire tienne durablement les normes comptables américaines, et les commissaires aux comptes commencent à poser des questions. Ceci ne passera pas la fin d'année. »En janvier 2002, il revient à la charge : « Il convient de tirer la sonnette d'alarme. Cet engagement n'a pas été rendu public dans les comptes du premier semestre 2001. La baisse des valeurs télécoms, et la pression sur notre endettement, ont rendu cette absence d'information de plus en plus substantielle. » Il craint d'avoir à « expliquer pourquoi la promesse d'achat n'a pas toujours été appliquée (dol, Maroc Telecom vaut deux fois moins...), et surtout pourquoi elle n'a pas été rendue publique au premier semestre 2001, au risque d'être forcé de corriger nos disclosures de juin 2001 (ce qui serait désastreux) ».Le négociateur de Vivendi, Philippe Germond, est donc prié de trouver rapidement un nouvel accord. Mais il avance lentement : « J'ai eu deux heures de discussions avec le ministre de l'Économie, Fathallah Oualalou, et le conseiller du roi, André Azoulay, avec tout ce que cela implique d'approche graduelle, réitérations, répétitions, empathie, etc. », écrit-il à J2M.Même si en réalité Vivendi ne souhaite pas faire un procès au royaume, Philippe Germond agite cette menace devant ses interlocuteurs : un procès serait « légitime, et endommagerait l'image du Maroc concernant les privatisations ». Il n'hésite pas à leur parler de « fraude » car « tout semble suggérer » que Maroc Telecom savait que « les chiffres donnés à Vivendi ne pourraient être atteints ».La menace fonctionne : « Ils sont convaincus que nous pourrions engager un procès », écrit Philippe Germond à J2M. Il propose de payer seulement 100 millions d'euros pour les 16 %. Mais Guillaume Hannezo n'y croit pas : « C'est clairement inacceptable pour le royaume, qui a inclu 1,1 milliard dans son budget » 2002. Sans surprise, Rabat refuse. In extremis, un nouvel accord est conclu, selon lequel Vivendi n'est plus obligé d'acheter les 16 %. Tandis que Rabat a seulement une option de vente, à un prix calculé par des banques selon la valeur de marché. Finalement, début 2005, Vivendi rachètera les 16 % pour 1,1 milliard d'euros... soit le prix promis initialement.Au final, ces acrobaties seront appréciées diversement selon les procédures. Le jury de la class action et les enquêteurs de l'Autorité des marchés financiers (AMF) ont estimé que Vivendi n'avait pas le droit de consolider Maroc Telecom, et aurait dû rendre publique la promesse d'achat - suivie sur ce dernier point par la Securities and Exchange Commission (SEC), le gendarme de la Bourse américaine. Mais la commission des sanctions de l'AMF et le juge d'instruction de la procédure pénale approuveront les choix de Vivendi. Jamal Henni Demain : l'aventure polonaise« J'ai vu le roi Mohammed VI en tête à tête. Il m'a donné sa parole qu'il n'exercera pas sa promesse d'achat. » J2M.« Vivendi avait le sentiment d'avoir été victime de fraude. » Guillaume Hannezo, ex-directeur financier.
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