L'aventure des Pigeons, vue du pigeonnier

Une grande première. L\'aventure des Pigeons constitue un précédent dans l\'histoire de la mobilisation collective, parce qu\'il n\'y a pas d\'autre exemple en France de mouvement spontané ayant grandi sur les réseaux sociaux et ayant entraîné l\'inflexion de la politique gouvernementale. A son origine, Jean-David Chamboredon, le patron du fonds d\'investissement dans les start-up du numérique Isai, qui s\'est insurgé contre un projet de modification de la fiscalité sur les plus values de cession d\'une entreprise.«La veille de la publication du projet de loi de Finances, le 27 septembre, nous apprenons ce qui se prépare», se remémore-t-il dans \"Génération Pigeons\" *. Pour lui, la chaîne de financement de l\'innovation et du numérique, «fragile», est gravement menacée par l\'alignement de la taxation des plus-values de cession sur la fiscalité du travail. Il rédige alors à tire-d\'aile une critique de l\'article 6 du projet de loi de Finances 2013, qu\'il nous adresse. Puisque l\'heure est à la confidence, sachez que la publication de cette tribune ne faisait pas l\'unanimité dans notre rédaction. Certains se demandaient si l\'on ne donnait pas trop de place à des revendications minoritaires. C\'est donc surtout la liberté d\'expression d\'un point de vue argumenté, plutôt que la conviction de dénoncer une injustice criante, qui nous a motivé à publier ce texte de Jean-David Chamboredon, le 28 septembre à l\'aube.On crée une page «Pigeons» sur Facebook?«Le texte fait immédiatement le tour des start-up grâce à Twitter», avec 1500 partageS sur le site de micro-blogging, et 4000 «like» sur Facebook, s\'étonne encore le patron d\'Isai. «Le vendredi, je reçois quelques messages de félicitations pour mon «post» mais je ne m\'aperçois pas du tout de l\'effet viral associé.» Moins de 24 heures après la publication, Fabien Cohen, entrepreneur à Paris de Whoozer contacte Jean-David Chamboredon : «On crée une page «Pigeons» sur Facebook avec Carlos Diaz qui vit en Californie. Êtes-vous avec nous?» «Naturellement», répond-il. Le lundi matin, 10.000 personnes auront \"liké\" cette page.D\'autres médias ouvrent alors leurs micros et colonnes au cri d\'alerte des Pigeons : BFM, RTL, France 24, I-Télé, Libération, le Huffington Post... de quoi susciter la curiosité du Wall Street Journal et du Financial Times.«Vétéran du web», comme il se décrit lui-même, Jean-David Chamboredon répond à toutes les sollicitations pour diffuser son message. «Depuis quinze ans, je vois avec bonheur la progression de l\'écosystème internet en France» grâce aux business angels et anciens créateurs et parrains des nouveaux entrepreneurs, et depuis 2008, grâce au dispositif ISF-PME, détaille-t-il dans Génération Pigeons. «La France a de sérieux atouts à jouer dans la bataille de l\'Internet. Nous avons un bel écosystème à Paris, mais aussi à Grenoble, Lille, Toulouse, Nantes... Il faut savoir que la France est même le cluster le plus important en Europe, malgré le développement de Londres et de Berlin.» (...) «Son système de financement est moins attractif que celui du Royaume-Uni mais il n\'était -jusqu\'à maintenant- ni confiscatoire ni dissuasif, ce qui est malheureusement devenu avec la loi de Finances 2013.»Et la politique dans tout ça ?Pendant que l\'effervescence grandit sur les réseaux socaiux, le tir aux Pigeons va bon train chez les observateurs, qui voient dans le mouvement un épiphénomène, ou suspectent une manoeuvre politicienne, dirigée par l\'opposition. «Je n\'ai jamais fait de politique, répond Jean-David Chamboredon dans \"Generation Pigeons\". (...) J\'ai voté Sarkozy plein d\'espoir en 2007. Mais je n\'ai pas voté Sarkozy en 2012, justement parce qu\'il ne comprenait pas Internet et parce que la dérive «à droite toute» de sa campagne m\'a profondément déplu.«Sarko» a une vision colbertiste de l\'économie. Une vision top-down. Il a laissé croire qu\'être libéral, c\'était être l\'ami des grands patrons. Or, un grand patron, c\'est rarement un entrepreneur, il a d\'autres qualités. Internet, c\'est l\'anti-colbertisme, c\'est bottom-up: l\'internet est non programmable, non planifiable, c\'est avant tout le fruit de multiples initiatives qui viennent se connecter sur la plateforme des plateformes. Le «mon ennemi, c\'est la finance» m\'empêchait clairement de voter pour François Hollande, tant la déclaration me paraissait démagogique. Et puis mon métier c\'est tout de même un peu de la finance. Je me sens très loin de la politique. Les hommes politiques veulent toujours «vous aider». Mais nous ne demandons pas d\'aide! Nous voulons juste un contexte favorable: plus de liberté, plus d\'espace, plus de simplicité.»Les \"Geonpis\" débarquentTrès soucieux d\'éviter toute récupération politique, le co-initiateur de la page Facebook des Pigeons, Carlos Diaz, demande à son frère Manuel de se tenir à l\'écart du mouvement, en raison de sa participation à la campagne électorale de Nicolas Sarkozy. C\'est cette même volonté qui a impulsé la désignation, aux côtés de Jean-David Chamboredon, d\'un second porte-parole moins libéral: Olivier Mathiot, qui se désignera dans une tribune publiée par Libération comme un «#geonpi de gauche».Le même effort pour conserver un discours sérieux, mesuré et apolitique sera appliqué à la gestion de la page Facebook des «Geonpi». Fabien Cohen, 25 ans, à l\'initiative du nom du mouvement, sera ainsi invité à cesser l\'animation de la communauté grandissante sur Facebook (73.000 \"like\" en 3 semaines) après un appel à manifester qui n\'aura pas été du goût de Jean-David Chamboredon, qui le juge puérile... tout comme ses projets de produits dérivés (T-Shirts notamment). Qu\'importe, pour ce Pigeonneau de la première heure: «Pendant deux semaines, on s\'est bien marrés. Je n\'ai pas gagné grand-chose. J\'ai été cité dans le Financial Times. Ca m\'a fait un petit nom.»Et le gouvernement plia Le mouvement des Pigeons a démarré indépendamment de France Digitale, instance fondée de 2012 qui regroupe une centaine d\'entreprise du web et une vingtaine de venture capitalistes. Sa présidente, Marie Ekeland, participe alors aux discussions sur le PLF 2013 avec le cabinet de Fleur Pellerin, mais pas sur l\'article 6, piloté par le ministère du Budget.S\'affranchissant de leurs représentants traditionnels, des entrepreneurs s\'investissent dans le mouvement. «Au final, ce qui a donné sa magie au mouvement, c\'est la pluralité de profils, cette ambiance éclectique. Mais il a fallu surmonter bien des divergences», Yael Rozencwajg, PDG de l\'agence de marketing digital Yopss et community manager de la page Facebook des Pigeons pendant deux semaines. Pour Carlos Diaz, ce mouvement a révélé les jeunes entrepreneurs français qui «ont un esprit moderne et ne se reconnaissent pas dans l\'image du patron traditionnel.» «C\'était très sympa de faire partie des Pigeons, plus que d\'être au Medef !», assure de son côté Tatiana Jama, fondatrice du site de e-commerce groupé Dealissime qui, cédé l\'an dernier, est devenu Living Social.Le lancement d\'une marque «politique» en une semaineMais d\'autres acteurs de l\'écosystème start-up se voyaient moins Pigeons que colombes, doutant de l\'ampleur de la menace, ou préférant une communication plus discrète. Patrick Robin, «serial entrepreneur de 56 ans, une quinzaine de boîtes créées, pionnier du net, électeur de gauche de toujours», est ainsi resté en retrait: «Je soutenais [les Pigeons] mordicus à l\'extérieur et j\'exprimais mes désaccords auprès d\'eux sans rien laisser passer. J\'étais une sorte de parrain. (...) C\'est la toute première fois que l\'on assiste au lancement d\'une marque «politique» en une semaine, avec un retentissement et des articles dans le monde entier.»Un constat partagé par la ministre de l\'Economie numérique et des PME, Fleur Pellerin: «Les Pigeons ont montré que l\'on pouvait se constituer en corps intermédiaire de manière spontanée et attirer l\'attention des pouvoirs publics. C\'est la première manifestation numérique», souligne-t-elle dans \"Generation Pigeons\". On y apprend qu\'elle s\'est montrée d\'abord intriguée et méfiante le premier week-end, avant d\'impulser une concertation: «Le but était d\'écouter les entrepreneurs. Nous avions réfléchi et chiffré ce qu\'il était possible de changer. Finalement, le texte a été largement modifié, Pierre Moscovici a rendu des arbitrages clairs. Le ton des tribunes de Jean-David Chamboredon n\'a pas permis de l\'associer même s\'il a toujours été reçu à Bercy.»L\'idée des Assises de l\'entrepreneuriat fit son nid dans le rapport GalloisAprès un appel au retrait pur et simple de l\'article 6, le 9 octobre, intitulé «Etat d\'urgence entrepreneurial» et cosigné par le Medef et les autres organisations professionnelles (CGPME exceptée), «3000 entrepreneurs représentant 100.000 emplois» adressent un «Manifeste des entrepreneurs» au président de la République François Hollande. Il restera lettre morte, et l\'article 6 amendé sera voté en première lecture à l\'Assemblée nationale le 19 octobre.Dix jours plus tard, les Pigeons choisissent de se taire pour mieux se faire entendre du gouvernement, dans le cadre d\'une «concertation apaisée». Le Parlement poursuit de son côté son étude du texte. Le 23 novembre, le Sénat rejette l\'article 6. Et le projet de loi de finances 2013 est définitivement adopté par l\'Assemblée nationale le 13 décembre, avec un article 6 devenu article 10 avec un amendement: le statut de créateur d\'entreprise n\'est plus assujetti à une durée d\'existence de la société de dix années.Construire durablement le nid du dialogue avec la sphère politiqueL\'appel au dialogue des entrepreneurs trouvera un écho dans le rapport Gallois sur la compétitivité française. Il débouchera sur l\'ouverture des Assises de l\'entrepreneuriat en janvier, avec neuf groupes de travail dédiés aux aides publiques, au financement, à l\'internationalisation ou encore à la diversité. Les mesures retenues par le gouvernement à l\'issue de ce travail collectif ont satisfait les entrepreneurs de toutes plumes: allègement de la fiscalité sur les plus-values de cession, mais aussi incitations fiscales pour orienter l\'épargne longue vers le financement des PME ou encore abrogation du code «040» de la Banque de France, qui marquait au fer rouge les entrepreneurs ayant essuyé une faillite.Les Pigeons veulent désormais construire durablement le nid du dialogue avec la sphère politique. Une idée couvée d\'un regard bienveillant à Bercy, où il se dit que \"cette expérience de co-construction de l\'avenir de l\'économie française est une réussite à en croire l\'adhésion et la passion de tous ses acteurs, qu\'ils soient issus de la société civile ou de l\'administration.» * \"Génération Pigeons\", Jean-David Chamboredon et Olivier Jay, éditions Michalon, paru le 2 mai 2013.
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