Ingénierie : construire des champions français

PerspectivesA l'heure où la balance commerciale française reste fortement déficitaire, la recherche de secteurs d'activité susceptibles de faire émerger des champions internationaux est devenue un enjeu pour le pays. L'ingénierie reste un domaine où la France a des atouts culturels, éducatifs et industriels forts, mais aussi des handicaps structurels sérieux. Certes, elle compte de grandes réussites internationales comme Technip, dans le pétrole, ou plus largement dans les différents domaines de l'ingénierie informatique avec Capgemini, Atos, et d'autres groupes qui positionnent la France dans le peloton de tête mondial. Pour le reste, les grandes sociétés d'ingénierie qui dominent le monde sont américaines. La plus emblématique est Bechtel mais beaucoup d'autres ont un chiffre d'affaires de plusieurs milliards de dollars, alors qu'elles ne sont connues que par les initiés. Les Bric se développent rapidement, emmenés par l'Inde. En Europe, quelques acteurs dépassent largement le milliard d'euros, essentiellement au Royaume-Uni ou Europe du Nord. Ce n'est pas encore le cas en France. Aucun acteur français n'a les moyens d'être présent efficacement sur les marchés d'ingénierie qui se développent dans les pays en croissance, qui investissent des milliards dans des grands projets d'infrastructures dans les domaines de l'énergie, des transports, de l'eau et plus généralement dans toutes les industries de base, comme la métallurgie ou la chimie. La taille est un facteur clé de réussite afin d'avoir la couverture sectorielle et géographique pour servir des clients globalisés, et qu'assurent avec succès les leaders anglo-saxons.Culturellement, la France et ses ingénieurs ont un goût et un talent reconnus dans les grands projets d'infrastructures : le programme nucléaire, les TGV, Airbus... Mais, de ces grandes réussites, il n'est pas encore né d'acteur puissant capable de porter haut et loin les couleurs de l'ingénierie française indépendante. Pourquoi une telle situation ? Les grands projets en France ont été pilotés par l'État régalien. Les équipes d'ingénierie en charge de ces grands projets étaient et sont encore souvent en grande majorité intégrées aux opérateurs publics comme la SNCF ou EDF ou en sont les filiales.L'entreprise privée dans le domaine de l'ingénierie s'est positionnée comme force d'appoint aux grands donneurs d'ordres publics et sous-traitante de l'ingénierie publique. C'est l'existence même des équipes d'ingénierie publique qui a empêché l'émergence d'acteurs privés puissants, capables de rivaliser avec le monde anglo-saxon. L'ingénierie publique elle-même, parce que encore très concentrée chez les opérateurs, n'est pas toujours en mesure de lutter à l'international sur les grands marchés d'ingénierie de prescription et d'assistance à maîtrise d'ouvrage, qui vise à conseiller les maîtres d'ouvrage émergents dans leurs choix technologiques puis dans la mise en oeuvre. Cette ingénierie doit afficher son indépendance des donneurs d'ordres ou des technologies pour être crédible.L'exemple récent du nucléaire en est l'illustration flagrante. Aujourd'hui, une part importante du marché nucléaire se trouve dans des pays n'ayant pas de filière nucléaire. Or, ces derniers sont incapables de mettre en place seuls une infrastructure technique et réglementaire leur permettant de se conformer rapidement aux règles internationales, de choisir des technologies et de les implanter. Cette activité stratégique est un des marchés en fort développement pour les grandes ingénieries mondiales indépendantes. Qui connaît CH2M HILL ? Cette société d'ingénierie américaine, qui pèse environ 4 milliards de dollars de chiffre d'affaires annuel essentiellement dans le pétrole, a conseillé l'ENEC (l'opérateur nucléaire d'Abu Dhabi) dans le choix de la technologie nucléaire coréenne, qui a écarté la France d'un contrat estimé à 20 milliards de dollars.Malheureusement, le modèle industriel français a du mal à rentrer dans ce cadre. Faut-il se résigner ? Sûrement pas. Il est possible d'organiser une ingénierie française et européenne capable de lutter à armes égales avec les grands concurrents internationaux. Nous avons les savoir-faire techniques, l'expérience des grands projets. Il ne manque qu'une envie, une ambition, des convictions capables de bousculer le confort du modèle français. Nos fleurons industriels auront de plus en plus de mal à vendre leurs technologies, leur modèle industriel et économique, si tous les clients potentiels dans le monde sont conseillés et assistés par de grands acteurs étrangers de l'ingénierie. Aujourd'hui, il manque cette vision stratégique d'ensemble à même d'apporter une réponse efficace à ce problème en favorisant le rapprochement des acteurs de l'ingénierie publique et privée, mariant expertise technique et dynamisme commercial. Au-delà de l'ingénierie, c'est un enjeu pour les grands groupes français et, in fine, pour l'ambition industrielle du pays.(*) Dominique Louis est président du directoire et Michel Combes, président du conseil de surveillance d'Assystem.
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