Les Allemands, la lutte des classes, l'euro fort et le Mittelstand...

Düsseldorf n\'a rien à envier à la capitale fédérale en termes d\'inventivité et de création architecturale, avec le nouveau quartier du port, baptisé Der MedienHafen, un vaste ensemble de bureaux et d\'habitations, qui abrite beaucoup d\'entreprises de média, de publicité, de nouvelles technologies et des studios de création, dans lequel un architecte français, Claude Vasconi, s\'est illustré en réalisant un ensemble baptisé « Le Grand Bateau » (en français dans le texte...). Nous aurons l\'occasion de revenir sur cet ensemble et sur la ville de Düsseldorf en général. Voici quelques jours, j\'y ai rencontré l\'un des journalistes économiques qui compte en Allemagne, Roland Tichy, directeur de la rédaction de l\'hebdomadaire économique et financier Wirtschaftswoche, dont la rédaction n\'est d\'ailleurs pas installée dans le Medienhafen, mais dans un immeuble proche du coeur historique de la ville. Roland Tichy a participé activement à la conception de Un Voyage en Allemagne. Voici le compte rendu de notre dernière conversation sur la façon dont les Allemands perçoivent la situation économique de leur pays.FR : La perception générale en Europe, et notamment en France, est que l\'Allemagne est dans une bien meilleure forme économique que les autres pays du continent. Comment expliquez-vous cela ? Roland Tichy : Le point fondamental, je crois, c\'est que l\'Allemagne est beaucoup plus en phase avec la globalisation de l\'économie qu\'un certain nombre de ses voisins, et probablement la France. Lorsque vous prenez les grandes entreprises allemandes, celles du Dax30 par exemple, vous vous rendez compte qu\'elles réalisent presque 70 à 80% de leur chiffre d\'affaires hors d\'Allemagne, même si elles y conservent une forte base industrielle. Ces entreprises sont entièrement tournées vers le monde et s\'organisent en fonction de leur développement international. Certaines d\'entre elles sont dirigées par des patrons étrangers. Je citerai quelques exemples : Kasper Rorsted, CEO d\'Henkel, est danois. Marijn Dekkers, CEO de Bayer est néerlandais, tout comme Peter Terium, CEO de RWE. Peter Löscher, CEO de Siemens est autrichien. Bill McDermott, co-CEO de SAP est américain. Anshu Jain, co-CEO de Deutsche Bank est indien. Je n\'en tire pas de conclusion définitive, mais cela indique néanmoins que ces grandes entreprises sont plus avancées dans leur voyage vers la globalisation que certaines de leurs concurrentes en Europe ou même aux Etats-Unis. Quant aux entreprises moyennes, les ETI comme vous dites en France, le Mittelstand comme nous disons en Allemagne, autrement dit les entreprises familiales indépendantes de taille moyenne, elles poursuivent le même objectif de devenir globales. Elles se sont spécialisées, parfois sur un type de produit très spécifique, mais beaucoup d\'entre elles réalisent 80 à 90% de leur chiffre d\'affaires à l\'international, tout en ayant gardé leur base industrielle en Allemagne. Ce sont des entreprises industrielles, mais qui ont su développer toute une gamme de services à valeur ajoutée et surtout qui ont su préserver, grâce à des visions de long terme, des capacités de recherche et développement tout à fait impressionnantes.Préserver le site de production sur le territoire national est aussi une préoccupation française. Nous avons même un ministre pour cela. Comment expliquez-vous que l\'Allemagne semble y réussir mieux ? Roland Tichy : Beaucoup d\'éléments entrent en ligne de compte, à commencer par la vision de long terme que permet un actionnariat stable. Mais pour moi, le plus important est la modération salariale. L\'institut WSI, de la Fondation Hans-Böckler, un centre de recherche et d\'études qui travaille pour les syndicats allemands, vient de publier un chiffre très intéressant, ces jours-ci : en dépit des augmentations récentes, le niveau des salaires bruts en Allemagne est aujourd\'hui inférieur de 1,8% à ce qu\'il était en 2000. Cela signifie que les salariés allemands ont encaissé une baisse significative de leur pouvoir d\'achat, en termes réels. Jean-Claude Trichet, que j\'ai rencontré très récemment , m\'a d\'ailleurs confié que l\'écart de progression des salaires entre l\'Allemagne et certains autres grands pays de l\'Union Européenne était la cause essentielle des difficultés de la zone euro.Comment expliquez- vous que cette modération salariale ait été possible en Allemagne et pas ailleurs ?Roland Tichy : En France et dans d\'autres pays européens, le niveau des salaires est une affaire politique. En France, le gouvernement ne fixe-t-il pas la norme de progression du SMIC ? En Allemagne ce n\'est même plus une affaire de branches, c\'est l\'affaire de chaque entreprise. L\'intérêt des syndicats, qui sont des co-managers de l\'entreprise, c\'est de préserver l\'emploi plus que d\'augmenter les salaires. En outre, il ne faut pas oublier que l\'Allemagne est le pays de la décentralisation. Il y a le gouvernement à Berlin, qui n\'est pas une capitale économique comme vous le savez, et il y a partout ailleurs en Allemagne les entreprises, qui sont libres de pratiquer les politiques salariales qu\'elles estiment appropriées, d\'autant -plus libres d\'ailleurs que les représentants des salariés dans les organes de gouvernance les approuvent. Ici tout le monde n\'a pas le regard fixé sur le gouvernement fédéral. Son rôle est beaucoup moins important qu\'en France par exemple. J\'ajoute que les dirigeants syndicaux, de par leur participation assez étroite aux décisions managériales des grandes entreprises, disposent de beaucoup d\'informations sur la conjoncture, la situation des entreprises, l\'évolution des coûts en Allemagne et dans les autres pays d\'Europe. Ils sont parfaitement à l\'aise dans ce rôle de co-manager, ils appartiennent d\'ailleurs parfois à la même élite intellectuelle que les dirigeants eux-mêmes, viennent des mêmes universités, ont fait les mêmes études. Nous avons réalisé l\'année dernière la « une » de Wirtschaftswoche sur Berthold Huber, le patron d\'IG Metall et nous avons titré : « le Manager le plus puissant d\'Allemagne ». IG Metall, c\'est 460 millions d\'euros de revenus par an et 2,2 millions d\'adhérents... Entre les syndicats et les dirigeants d\'entreprise, il n\'y pas d\'affrontement idéologique. Les Allemands ont eu le système communiste à leur porte suffisamment longtemps pour que la lutte des classes ne soit plus vraiment un sujet. Ce qui ne veut pas dire qu\'il n\'y ait pas de sentiment d\'injustice face à l\'accroissement des écarts de revenus et à la montée de la pauvreté.Est-ce que les Allemands travaillent plus aujourd\'hui qu\'il y a dix ans ? Roland Tichy : Ils travaillent autrement. Nous sommes entrés dans l\'ère de la flexibilisation du temps de travail. Dans l\'industrie automobile par exemple, la durée du travail dépend directement des commandes, mais pas le salaire. Un constructeur peut encaisser une baisse de sa production de 30% sans que cela se traduise par une perte de salaires, même si la durée du travail diminue. En revanche, en cas de reprise de l\'activité, les salariés peuvent effectuer 40 ou 45 heures de travail par semaine, sans augmentation de leur rémunération, ni que cela nécessite un accord ou une négociation. C\'est un avantage énorme pour les entreprises, et c\'est pourquoi elles sont aussi réactives à la moindre embellie de la conjoncture. Et il y a un consensus en Allemagne sur cette question, forgé en partie par Schröder.Qu\'est-ce qui ne fait pas consensus alors ? Roland Tichy : Comme je vous le disais, ce qui choque beaucoup d\'Allemands aujourd\'hui c\'est que le système est devenu déloyal, que les inégalités se creusent, que tout le monde n\'a pas les mêmes chances de réussir dans la vie, ce qui faisait partie auparavant du système allemand. Par chance, le taux de chômage a baissé et tant qu\'il demeure à ces niveaux il n\'y aura pas d\'explosion sociale. Mais le sentiment d\'injustice est tout de même là et il est fort. La situation des femmes au travail est aussi un sujet. De ce point de vue la France est un modèle pour l\'Allemagne : plus de femmes qui travaillent, beaucoup plus de crèches et de maternelles...Le sujet va faire l\'objet de débats durant la campagne électorale. Chez nous les écoles ferment à 13 heures, et donc la question de savoir qui s\'occupe des enfants l\'après-midi est assez cruciale.Les Allemands ont-ils le sentiment que la crise de l\'euro est terminée ? Roland Tichy : Certainement pas. Les discussions sont encore très vives, beaucoup plus intenses qu\'en France. Cela vient du fait, selon moi, que les Allemands sont très au courant du fonctionnement et du rôle de la monnaie dans l\'économie. Ils connaissent le cycle infernal de l\'inflation, de la dépression, du chômage et de la baisse des revenus. Ils savent qu\'il n\'y a pas de séparation entre l\'économie financière et l\'économie dite « réelle ».Le souvenir de la crise économique sous la république de Weimar est-il à ce point vivace? Roland Tichy : Ce n\'est pas tellement le souvenir de Weimar, même si cela doit compter un peu. C\'est surtout la conviction que si l\'économie est gravement perturbée, alors la situation politique peut tourner au vinaigre. Autrement dit, si vous ne voulez pas un nouvel Hitler, alors il faut une économie saine et bien gérée. C\'est la base de la démocratie. Pour les Allemands, le miracle économique de leur pays doit beaucoup à la santé et à la force du deutschemark. Il n\'était pas seulement une monnaie, mais aussi un concept, celui de l\'Allemagne comme puissance économique retrouvée. En 1989, lors de la chute du Mur, nous avons d\'abord réunifié les monnaies... Et je me souviens de ce que les Allemands de l\'Est criaient durant les manifestations : « si le mark ne vient pas à nous, nous irons à lui... », autrement dit, nous nous installerons massivement en Allemagne de l\'Ouest.C\'est ce qui explique que le président de la Bundesbank, Jens Weidmann, se soit publiquement opposé au plan de Mario Draghi concernant le sauvetage de la zone euro, et se soit élevé contre son propre gouvernement ? Roland Tichy : Cela peut paraître étonnant en effet, d\'autant que Weidmann était un très proche collaborateur d\'Angela Merkel. Lorsqu\'il a été nommé à la tête de la Bundesbank, en mai 2011, je me suis dit qu\'il serait dans la même logique que la chancelière. En fait, il a complètement changé de point de vue. Je lui ai demandé, il y a peu, pourquoi il s\'était opposé ainsi à Draghi. Il m\'a répondu : « ma fonction me donne la force de prendre une telle position, de dire non. J\'ai le peuple allemand derrière moi ». Comme vous le voyez, en Allemagne la Bundesbank représente le peuple, qui veut un euro fort, et son gouverneur n\'est pas un haut-fonctionnaire, c\'est un animal politique...>> Retrouvez tous les articles du blog Un Voyage en Allemagne
Commentaire 1
à écrit le 02/10/2014 à 16:01
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La Tribune connait les retours à la ligne ? C'est illisible

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