L'histoire secrète de la montée de Wendel dans Saint-Gobain

L'affaire avait tenu en haleine la place de Paris. À l'automne 2007, Wendel s'invitait au capital de Saint-Gobain. Dans les prochaines semaines, très probablement à la mi-décembre, la commission des sanctions de l'Autorité des marchés financiers (AMF) rendra sa décision sur ce dossier que le bras de fer actuel entre LVMH et Hermès remet sur le devant de la scène.Selon nos informations - que l'AMF a refusé de commenter -, deux griefs ont été retenus à l'encontre du holding des héritiers Wendel et de son ancien dirigeant, Jean-Bernard Lafonta. Premier grief, le règlement général du régulateur prévoit que « toute personne qui prépare, pour son compte, une opération financière susceptible d'avoir une incidence significative sur le cours d'un instrument financier doit, dès que possible, la porter à la connaissance du public ». La confidentialité peut être « momentanément nécessaire ». Mais en l'occurrence, l'information sur l'opération Saint-Gobain a été détenue durant plusieurs mois par Wendel. Second grief, la société n'a pas porté rapidement à la connaissance du public, et de manière claire, l'ampleur de sa propre exposition au titre Saint-Gobain, information qui pourrait être considérée comme privilégiée. Sollicités par « La Tribune », la société d'investissement et son ancien dirigeant n'ont pas souhaité réagir. Pas plus que Saint-Gobain. Depuis, la nouvelle direction du holding familial - dont le patron actuel est Fréderic Lemoine - a sensiblement apaisé la relation avec le groupe de construction.Flash-back. Wendel a déclaré le 26 septembre 2007 avoir franchi les 5 % du capital du groupe de matériaux de construction. Il n'a cessé ensuite de se renforcer jusqu'à atteindre les 21,5 % en avril 2008 pour 5,5 milliards d'euros. Mais en réalité, bien avant le 30 juin 2007, Wendel avait conclu des contrats de produits dérivés (swaps de performance) sur l'équivalent de 15 % du capital de Saint-Gobain avec trois banques : Deutsche Bank, HSBC et Natexis (devenu Natixis). Une position dont les comptes semestriels de Wendel au 30 juin 2007 font certes mention, mais d'une manière sibylline. Ce qui n'échappera pas aux commissaires aux comptes.En 2005 déjà, une rumeur inquiétante, portée par un grand cabinet de conseil, arrive aux oreilles de Jean-Louis Beffa, le patron historique de Saint-Gobain. Jean-Bernard Lafonta préparerait une offensive sur son groupe. La tentative fait long feu. Saint-Gobain s'empare du numéro un britannique de la plaque de plâtre BPB. Mais Jean-Bernard Lafonta ne renonce pas. À l'automne 2006, Wendel commence à acheter des actions Saint-Gobain « en dur ». C'est peine perdue. À ce jeu-là, le cours de Saint-Gobain risque de s'enflammer. Aussi, pour parvenir à ses fins, Wendel va utiliser des produits dérivés complexes, des « total return swaps » ou TRS. Ce qui n'a alors rien de répréhensible au regard du règlement général de l'AMF. Ces produits dérivés permettent d'avoir une exposition économique à une action, c'est-à-dire d'en répliquer la performance et de toucher les dividendes, sans en être juridiquement propriétaire. Prenons un exemple. Un TRS dont le prix de départ est fixé à 100 euros rapportera 30 euros si l'action vaut 130 euros, à terme du contrat. À l'inverse, en cas de chute du cours à 70 euros, son titulaire devient redevable de 30 euros vis-à-vis de la banque. Quoi qu'il arrive, cette dernière doit se couvrir. Et elle peut notamment le faire en achetant des actions sur le marché.Concrètement, Wendel conclut fin 2006 et début 2007 des contrats de TRS avec les trois banques, sans qu'aucune d'entre elles ne soit au courant de l'existence des contrats négociés avec les deux autres. Les montants auraient été très conséquents. Deutsche Bank aurait été la plus exposée, à raison de plus de 1 milliard d'euros, tandis que HSBC et Natexis l'auraient été, pour leur part, pour 500 à 800 millions d'euros (couverture comprise). Au printemps 2007, tout est monté.Sur le marché, les volumes d'échange de titres Saint-Gobain commencent à devenir singulièrement importants, du fait de l'action des banques. Le soupçon gagne à nouveau les « Miroirs », le siège de Saint-Gobain à La Défense. À tel point que Jean-Louis Beffa et Pierre-André de Chalendar, son dauphin, se seraient invités dans le bureau de Jean-Bernard Lafonta pour lui demander s'il monte au capital via ces dérivés. Ce dernier aurait éludé la question.Une banque va pourtant se dévoiler. Natexis, devenue Natixis à la faveur de la fusion avec Ixis, la filiale de la Caisse des dépôts, met au clair ses participations. Le 29 juin 2007, l'établissement déclare à l'AMF détenir en cumulé 8,14 % du capital et 7,76 % des droits de vote de Saint-Gobain. Aux « Miroirs », on prend très vite contact avec les dirigeants de Natixis. « Imaginez un corporate qui détient 8 % de votre capital ! » se souvient un proche de Saint-Gobain.Pour Wendel, le vent commence à tourner. Début août, la crise des subprimes qui a éclaté aux États-Unis rattrape l'Europe. L'action Saint-Gobain, qui avait tutoyé 77 euros à la mi-juillet, ne cote déjà plus que 63 euros le 26 septembre 2007. Le jour où Wendel tombe les masques. Jean-Bernard Lafonta, comme Wendel, est alors pris à son propre piège : s'il résilie les contrats de TRS, il risque d'accuser des pertes conséquentes, sans aucun actif en face. Il décide donc de passer à l'achat des titres « en dur », pendant que les banques cèdent les titres acquis de couverture des TRS sur le marché. Pour le coup, les uns et les autres procèdent en toute transparence, en cédant et en achetant des titres sur le marché. Sauf que, de facto, Wendel est le seul à en ramasser autant. À n'en pas douter, du point de vue de l'actionnaire de Wendel, la société d'investissement a procédé de manière très habile.Toute la question pour l'AMF est de savoir si Wendel a respecté l'esprit des textes, même s'il en a respecté la lettre. Un vrai cas de jurisprudence. Depuis, le règlement général du régulateur a été corrigé en août 2009 pour prendre en compte certains produits dérivés et éviter les prises de contrôle rampantes. Mais les « equity swaps » n'entrent toujours pas dans le calcul des franchissements de seuil. « La législation [...] ne prend pas encore en compte toutes les techniques sophistiquées à la complexité exponentielle qu'utilisent certains opérateurs pour exercer une influence au sein d'une société cotée », relevait pourtant le rapport du groupe de travail lancé par l'AMF en octobre 2008. La présidence en avait été confiée à Bernard Field, membre du collège de l'autorité et secrétaire général de la compagnie Saint-Gobain. Nul doute que la décision de la commission des sanctions de l'AMF ne sera pas sans conséquence sur une autre affaire, celle de la prise de participation de LVMH au capital d'Hermès.
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