Terrorisme : quand Tracfin débusque... les hommes infidèles (2/3)

C\'est toute la difficulté de la mission de Tracfin (Traitement du renseignement et d\'action contre les circuits financiers clandestins), à savoir « discerner ce qui est licite ou non » dans la guerre qu\'il livre au terrorisme à travers les masses de flux financiers, explique son patron, Jean-Baptiste Carpentier. Et cela peut parfois tourner à certaines situations comiques, comme le raconte le directeur de Tracfin : « lorsque le dispositif anti-blanchiment a été mis en œuvre, un certain nombre de déclarations adressés par les établissements bancaires ont pu procéder d\'une mauvaise interprétation d\'opérations faites par une certaine clientèle - souvent des hommes d\'environ 40 ans - dont la vie sentimentale se compliquait et qui s\'efforçait de la dissimuler à son épouse légitime : les opérations suspectes aux yeux des banquiers se multipliaient alors que les individus étaient parfaitement honnêtes ».Porosité entre délinquance et terrorismePlus sérieusement, la lutte contre le terrorisme se confond souvent avec la traque de la délinquance de droit commun. Selon Jean-Baptiste Carpentier, il y a une « porosité croissante entre financement national et financement étranger, et, à l\'intérieur des frontières, entre délinquance et terrorisme ». C\'est le cas en Corse, qui est « atypique - il s\'agit bien plus de délinquance que de terrorisme », souligne-t-il. Selon le patron de Tracfin, « il est clair que la délinquance criminelle qui sévit dans une de nos îles méditerranéennes (la Corse, ndlr) se trouve une justification « morale » en détournant quelques centaines de milliers d\'euros pour la « Cause » alors que le reste est investi dans des filles et dans du jeu ».Le terrorisme islamiste entretient des liens de plus en plus étroits avec la délinquance de droit commun. Comment ? « Le travail au noir peut être organisé par des réseaux extrêmement structurés occupant des milliers de personnes et brassant des millions d\'euros. Des sociétés éphémères s\'organisent en réseau et fonctionnent quelques mois, en franchise fiscale et sociale. Elles recrutent sur les parkings de certains supermarchés des centaines d\'esclaves - il faut appeler les choses par leur nom - qui sont payés avec de l\'argent liquide provenant parfois du trafic de drogue ». Tracfin identifie ainsi des filières communautaires montées par des ressortissants de pays sensibles, notamment les Pakistanais « particulièrement bien organisés », et Tracfin débusque « des circuits de dérivation qui aboutissent à des associations fondamentalistes », explique Jean-Baptiste Carpentier. Ce cas de figure est de plus en plus fréquent, estime-t-il.Financements des lieux de culte musulman en questionLe financement de certains lieux de culte musulman, et de certaines structures associatives cultuelles, suscite bien des questions pour Tracfin. « Il y a un peu plus d\'un an, nous avons relevé qu\'une association de financement d\'un lieu de culte avait recueilli plus d\'un million d\'euros en liquide en vingt-quatre heures, relate Jean-Baptiste Carpentier. Vous comprendrez ma perplexité compte tenu de la porosité entre la délinquance de droit commun et le financement de certaines mouvances radicales. Il ne faut pas négliger que c\'est aussi une façon de s\'acheter une bonne conscience : quand on se livre au trafic d\'êtres humains, par exemple, qui n\'est recommandé par aucune des grandes religions, on achète sa conscience en subventionnant telle ou telle structure prétendument religieuse, indirectement affiliée à des terroristes ».A partir de quels montants, Tracfin se lance dans une enquête ? « Il n\'y a pas de seuil de déclenchement des investigations et nous n\'en voulons pas, d\'autant que la définition que donne le code pénal du blanchiment - le recyclage de fonds issus d\'une activité criminelle ou délictuelle - n\'en prévoit pas. En pratique, nous appliquons l\'adage de minimis non curat praetor (« le chef ne s\'occupe pas des petites choses ») dans la mesure où nos moyens ne permettent pas de tout voir dans le « brouillard » dans lequel nous évoluons. Toutefois, il nous arrive régulièrement de travailler sur des flux de quelques milliers d\'euros quand nous disposons déjà d\'informations ou selon les priorités du moment. On peut par exemple suivre au plus près ce qui se passe en Corse ».Une loi pour renforcer la législation en préparationLa France est en train de renforcer sa législation pour mieux traquer les flux financiers suspects. Le texte en cours de discussion ouvre la possibilité pour le gouvernement d\'obliger par décret le secteur financier à transmettre à Tracfin des informations systématiques. Dans le cadre de la loi de transposition de la directive relative à la monnaie électronique, le législateur a par ailleurs prévu de nous donner un accès systématique aux opérations de transferts d\'argent réalisés par des entreprises telles que Western Union, car il s\'agit d\'un instrument privilégié de financement du terrorisme. « Le gouvernement fixera par décret le seuil à partir duquel les informations nous seront transmises systématiquement. Nous pourrons ainsi potentiellement recevoir, comme nous l\'avions demandé, plusieurs centaines de milliers d\'informations annuelles », explique le patron de Tracfin.Le gouvernement déterminera également les catégories d\'information faisant l\'objet d\'une notification, en fonction du pays d\'origine ou de la nature des opérations. « A titre d\'exemple, qui n\'est pas nécessairement à suivre, les Américains ont ainsi mis en place un dispositif de transmission à l\'équivalent de Tracfin de l\'intégralité des virements bancaires en provenance et à destination des États-Unis, soit entre 500 millions et un milliard d\'informations par an. Une telle masse d\'informations ne peut être traitée que par balayage électronique mais elle constitue une source d\'informations indispensables », assure Jean-Baptiste Carpentier.Les leçons du 11 septembre 2001Après le 11 septembre 2001, une certaine doctrine d\'origine essentiellement américaine estimait que, pour éradiquer le terrorisme, il suffirait de tarir ses sources de financement. D\'où les missions confiées à partir de cette date aux cellules de renseignements financiers. « Cette idée est dans une large mesure remise en cause car le terrorisme ne nécessite pas forcément des moyens de financement conséquents, sans qu\'il faille y renoncer totalement. Certes, il suffit d\'un couteau de cuisine pour commettre un attentat, mais, en pratique, tout réseau terroriste a besoin d\'un minimum d\'infrastructures, d\'une logistique financière, de moyens d\'existence ».Pour le patron de Tracfin, « on peut lutter contre le terrorisme par le biais du financement parce qu\'il laisse des traces - parfois un simple péage d\'autoroute réglé par carte bancaire. Il faut savoir les exploiter. Nous travaillons un peu à la manière des écoutes téléphoniques qui utilisent de moins en moins le contenu des communications et de plus en plus les métadonnées. À partir d\'informations obtenues par la communauté du renseignement sur certaines cibles, nous reconstituons les réseaux financiers permettant leur détection. Dans ce cas, nous travaillons au premier euro ».Retrouvez le premier article de la série :Blanchiment : Tracfin a accès sans restriction à tous les comptes bancaires en France (1/3) 
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