Priorité

« Regardez, que des néoyuppies, notre coeur de cible?! » Dans un bar bondé de Manhattan, J. B. Woodworth, directeur de la marque Absolut pour l'État de New York, exulte. Devant lui, une horde de trentenaires CSP + assiste au lancement de la saison de football américain. Beaucoup carburent à la bière. Mais de très jolies hôtesses, en minijupe jaune, leur proposent de goûter le dernier cocktail Absolut Lemon Drop. Plus de 5.000 animations de ce genre ont eu lieu depuis le début de l'année. Un moyen parmi d'autres pour Absolut de reprendre sa place au sommet de la « branchitude » américaine.Car, depuis son rachat par Pernod Ricard en même temps que le groupe suédois Vin & Sprit en juillet 2008, la marque de vodka, numéro deux du marché américain derrière Smirnoff (Diageo), a perdu de sa superbe. « Absolut s'est démodée au profit de nouvelles venues », estime Jack Robertiello, spécialiste des spiritueux outre-Atlantique. Avec la crise, de nouvelles marques plus jeunes et surtout moins chères (15 à 20 dollars la bouteille contre 25 pour Absolut) se sont imposées. Elles s'appellent Svedka, Ketel One, Skyy, et font partie des vingt nouvelles marques lancées chaque année sur ce marché de 2,5 milliards de dollars (25 % des ventes de spiritueux aux États-Unis) qui connaît une croissance spectaculaire (+ 6 % en volume en 2009, malgré la crise). « Nous étions déjà attaqués par le haut de gamme avec Grey Goose [Bacardi, 35 dollars la bouteille, Ndlr], nous le sommes aussi désormais par le bas », déplore le directeur marketing d'Absolut, Matt Aeppli. Et ce d'autant plus qu'Absolut a passé une hausse de prix au pire moment de la crise et a dû attendre six mois le feu vert des autorités pour le baisser de nouveau. Un contretemps fâcheux, alors que les bars et restaurants étaient désertés au profit des fêtes à la maison moins onéreuses. Le circuit des cafés-hôtels-restaurants a perdu 10 % de ventes en 2008 et 2009 et commence seulement à se stabiliser. « C'est difficile pour les marques comme Absolut, très orientées vers ce canal », explique Eric Schmidt, directeur du panéliste Beverage Information Group.Au total, les ventes d'Absolut ont chuté de 5,6 % et 4,5 % en 2008 et 2009, perdant en deux ans 2 points de part de marché, à 7,7 %.Intolérable pour Pierre Pringuet. Le PDG de Pernod Ricard, artisan principal du rachat d'Absolut, n'avait pas hésité à casser sa tirelire, dépensant 5,3 milliards d'euros (au lieu des 4 milliards attendus par les analystes). Absolut était non seulement la marque de vodka qui manquait au groupe mais elle lui permettait de doubler de taille aux États-Unis, premier marché mondial des spiritueux, jusqu'ici son maillon faible. « Les investisseurs attendent un redressement de la situation aux États-Unis car ce marché représente 50 % des volumes et deux tiers des profits de la marque », estime Laetitia Delaye, analyste chez Kepler.Les équipes ont donc été priées de relancer la vapeur. En matière de publicité, 2009 avait été une année de transition, avec des budgets diminués de 34 % au moment où les concurrents comme Smirnoff ou Grey Goose les augmentaient de 33 % et 29 %. 2010 est donc celle du réinvestissement massif. « Absolut est notre priorit頻, souligne Paul Duffy, PDG de Pernod Ricard au États-Unis, sans communiquer de chiffre précis. Chaque trimestre, un nouveau cocktail est mis en avant dans une campagne baptisée « Cocktail Perfected ». Dès 1985, la bouteille avait été immortalisée par Andy Warhol. Ce lien avec les artistes continue via des campagnes digitales très pointues. Un film sur le rappeur Jay-Z a rassemblé plus de 690.000 fans sur la Toile. « Du jamais-vu pour ce genre de campagne, d'autant plus qu'ils devaient s'enregistrer pour voir le film », assure le directeur marketing. Un autre réalisé par Spike Jonze a fait sensation au très branché Festival du film de Sundance.L'innovation est un autre axe majeur de reconquête des consommateurs. Absolut était dès les années 1980 l'initiatrice des vodkas parfumées, copiées depuis par tous les concurrents pour atteindre 15 % à 20 % des volumes du marché. Mais elle garde une longueur d'avance en lançant des parfums originaux comme les deux derniers à la mangue et à la baie brésilienne d'açaï. Des séries limitées viennent aussi entretenir le buzz. Après Absolut Los Angeles, Nouvelle-Orléans ou Boston, la dernière, Absolut Brooklyn, au parfum pomme-gingembre, est un must que tout le monde s'arrache à New York.Pour répondre aux attentes de prix bas du moment, Pernod Ricard pourrait même déroger à sa sacro-sainte règle des marques dites « premium » en donnant plus d'espace à sa petite marque standard, baptisée Frïs (15 dollars). Diageo vient de lancer dans la même optique Ursus et Rokk pour toucher un public plus près de ses sous. Frïs, dont les ventes ont doublé cette année dans l'État de New York, sera bientôt déclinée en de multiples parfums.De quoi séduire les barmen, chouchoutés par Pernod Ricard autant que les docteurs par les laboratoires pharmaceutiques. Des séminaires « d'éducation au cocktail » leur sont réservés, ainsi que des concours du meilleur breuvage avec retransmission à la télévision. Mais pas ou peu de cadeau. La loi l'interdit formellement.La distribution est aussi très réglementée. Les fabricants ne peuvent pas vendre aux distributeurs (« liquor stores ») mais doivent passer par des grossistes. Quand Pernod Ricard a repris la distribution de sa vodka en octobre 2008, jusqu'ici assurée par Fortune Brands, il en a profité pour faire le ménage parmi les grossistes pour mieux servir les deux principaux du pays (trois quarts des ventes). Cet ensemble de mesures commence à payer. En grandes surfaces, les ventes d'Absolut augmentent d'environ 7 % depuis le début de l'année et de 10 % de juin à août. Les marques « premium » sont de nouveau plébiscitées par les consommateurs qui retrouvent le chemin des bars. « Il y a un très gros potentiel pour les années à venir car les États-Unis passeront de 300 à 400 millions d'habitants d'ici à 2040, avec plein de jeunes issus de l'immigration », se réjouit Paul Duffy. Le néoyuppie de demain pourrait donc avoir un petit accent mexicain. Sophie Lécluse
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