VOYAGE

Place Jamaa El Fna, Marrakech. Passer les singes en laisse et les serpents mélomanes pour se diriger vers le bazar. L'une des rues attenantes à l'artère principale mène à Rahba El Kadima, la vieille place. Bienvenue dans l'antre des herboristes. Ici, une vingtaine de petites échoppes font la ronde. Sur leurs étagères, des bocaux impeccablement alignés. Les uns sont remplis de pigments multicolores destinés à teindre la laine. Les autres regorgent de racines de ginseng (appelé ici le « frère de l'aubergine » et reconnu comme l'ancêtre du Viagra) ou encore de « bechnikhats », petites fleurs jaunes séchées de carottes sauvages, adoptées comme cure-dents. À y regarder de plus près, les boutiques abritent également un bestiaire à la Prévert. Les caméléons circulent à leur guise. De minuscules tortues s'ébattent dans des bacs d'eau sous un bouquet de plumes d'aigle, de têtes de gazelles, de peaux de zèbre ou de serpent. « C'est pour la décoration », expliquent les marchands aux touristes curieux. Et les Marocains rigolent. Car Rahba El Kadima est depuis des lustres l'antichambre de la sorcellerie. Le supermarché où l'on vient se soigner, mais surtout jeter ou défaire un sort. Évoquée par le Coran, qui la réprouve sévèrement, la sorcellerie est pratiquée depuis des millénaires au Maroc. Ici, on croit dur comme fer au mauvais oeil et autres superstitions, aux sorts, aux djinns ou aux pouvoirs surnaturels associés à certains arbres, plantes, sources ou animaux. Pour contrer ces maléfices, trois solutions : avaler une substance neutralisante, procéder à des fumigations ou porter des talismans protecteurs. Dans certains cas, pas besoin de faire appel à un professionnel. Une belle-mère intrusive ? Lui faire avaler - ni vu ni connu -, un verre d'eau mélangé à l'infusion de petites graines noirâtres qui portent bien leur nom : « Sakta ou Elmeskouta », c'est-à-dire « la taiseuse et la tue ». On ne l'entendra plus, et c'est sans risque. Pour neutraliser le sort jeté par un ennemi, il suffit de récupérer un caméléon femelle vierge (les mâles ne servent à rien) et le faire brûler vivante sur un brasero. Cruel mais efficace, paraît-il. Quelques plumes d'aigle glissées dans son sac pour un rendez-vous et votre interlocuteur succombe. Problème de stérilité ? Un steak de hérisson grillé devrait faire l'affaire. Pour une augmentation, c'est un peu plus compliqué, puisqu'il faut d'abord emprunter un billet à son patron. Récupérer ensuite de la terre sur laquelle il a marché avec son pied droit. Y rajouter du musc et des clous de girofle. Enrouler cette préparation dans le billet comme s'il s'agissait d'une cigarette et glisser le tout dans ses affaires. Bien évidemment, plus le billet emprunté est petit, plus l'augmentation sera faible. Mais il arrive que le maléfice soit si efficace qu'il faille faire appel à un spécialiste. Au Maroc, on les appelle les « fqih », des sorciers lettrés. Leur truc, à eux, c'est le talisman. Un morceau de papier sur lequel ils écrivent des incantations ésotériques. À porter sur soi ou à jeter sur celui que l'on soupçonne d'être à l'origine de ses malheurs. Les voyantes, elles, rédigent des ordonnances beaucoup plus corsées. Et proposent par exemple aux femmes trompées d'envelopper une petite tortue dans un chiffon blanc avec le slip de l'homme adultère avant d'ensevelir l'ensemble dans un mur de sa résidence. Au risque de se mettre la copropriété à dos. Quand même. Dans les cas extrêmes, la cervelle de hyène glissée dans un bon petit plat est paraît-il imparable pour contrôler son conjoint. Attention, cependant. Il paraît que ce met peut rendre le convive totalement décérébré.Autant d'ingrédients que l'on trouvera, à l'abri des regards, sur demande, à l'arrière de Rahba El Kadima, sur la place de l'ancien marché aux esclaves. Quelques irréductibles proposent buses, écureuils, lézards ou épines de porc-épic prêts à l'emploi. Résultat garanti, promettent les herboristes en empochant quelques milliers de dirhams. C'est que ça coûte cher de s'occuper convenablement de ceux que l'on aime.Yasmine You
Commentaire 0

Votre email ne sera pas affiché publiquement.
Tous les champs sont obligatoires.

Il n'y a actuellement aucun commentaire concernant cet article.
Soyez le premier à donner votre avis !

-

Merci pour votre commentaire. Il sera visible prochainement sous réserve de validation.