Chypre : pourquoi la zone euro ne sera plus jamais comme avant

La crise chypriote qui a secoué l’Europe au cours de la semaine dernière a clairement marqué un tournant. Malgré les assurances des différents responsables européens que « Chypre est un cas spécial », il faut bien reconnaître que la zone euro, en cette fin mars 2010, a radicalement changé de nature et n’est plus la même. Voici pourquoi.1. L’irréversibilité de l’euroL’ultimatum de la BCE à Chypre jeudi constitue un des éléments majeurs de la nouvelle architecture de la zone euro. Avec lui, l’institut de Francfort a brisé un tabou : celui de l’irréversibilité de l’entrée dans la zone euro. Jusqu’ici, nul ne voulait entendre parler d’exclusion de la zone euro d’un pays indiscipliné. Même si, implicitement, la menace avait déjà été employée lors des élections grecques du 17 juin 2012, la ligne officielle avait toujours été que l’on ne « pouvait exclure quiconque de la zone euro » et que, pour reprendre les mots d’Angela Merkel, « si l’euro échoue, l’Europe échoue. » Mais la BCE a montré cette fois qu’elle était prête à mettre dans la balance la participation d’un pays à la zone euro. En menaçant de couper le programme d’accès à la liquidité d’urgence ELA, elle a dessiné ce qui ressemble à une procédure d’exclusion de la zone euro. Certes, les Européens n’ont pas pris le risque d’engager cette procédure, ils ont notamment cédé sur le principe de la taxe sur les dépôts (conservé de fait sous une autre forme pour les déposants ayant plus de 100.000 euros sur leurs comptes), mais ce précédent marque un tournant. Il est désormais possible d’être chassé de la zone euro. L’euro n’est plus un « processus irréversible. » Lorsque l’on se souvient des propos de Volker Kauder, le chef du groupe parlementaire CDU au Bundestag, invitant l’Italie à poursuivre les réformes ou à « sortir de l’euro », cette nouvelle jurisprudence laisse songeur quant à l’avenir de l’UEM…2. Le refus de la solidaritéJusqu’à présent, la solidarité entre Etats membres de la zone euro avait joué pleinement, moyennant des sacrifices considérables des pays aidés. Les autres Etats avaient accepté de mettre en place des institutions comme le FESF ou le MES pour organiser cette solidarité moyennant la mise en place de « politiques d’ajustement. » Cette solidarité était déjà assez rude et visait avant tout au remboursement des aides. On l’a vu dans le cas grec, puisque ni la BCE, ni le FESF n’ont accepté de pertes sur leur capital dans le cadre de la restructuration de la dette hellénique et que le remboursement des créances aux Européens est la principale priorité d’Athènes.Avec Chypre, ce modèle a vécu. Désormais, les Européens appliquent la devise : « aide-toi, le ciel t’aidera. » L’aide de l’extérieur (le fameux « bail out » en anglais) n’a pas été seulement, comme à l’accoutumée, accompagné d’un plan d’austérité sévère, mais elle a été, cette fois, accompagnée d’un « bail in », autrement dit d’un financement par les ressources propres du pays. Sur ce point, les Européens ont été inflexibles et il n’a jamais été question pour eux de revenir sur ce fait : l’aide du MES ne dépassera pas les 10 milliards d’euros, quand les besoins de Chypre s’élevait à 17 milliards d’euros.Certes, l’Irlande, qui comme Chypre avait en 2010 un secteur bancaire démesuré au regard de la taille de son économie, avait participé à sa propre aide en vidant son fonds de pension. Mais cette possibilité, proposée par le président chypriote, a été rejetée par Angela Merkel. Il fallait faire payer les Chypriotes dès maintenant sur leurs dépôts. Il y a eu une volonté de punir les habitants de l’île, de leur faire sentir leur faute, faute consistant à faire payer les pays riches. C\'est pour cela aussi que les conditions du bail-in ont été plus sévères que pour l\'Irlande : à Dublin, on avait demandé de participer à hauteur de 20 % de 85 milliards d\'euros, à Chypre, on demande de participer à 40 % de 17 milliards... Le message est clair : c\'est un avertissement aux futurs demandeurs d\'aide. Le coût de toute sauvetage sera désormais très élevé. Les Européens et, en particulier, les Allemands rechignent donc désormais ouvertement à payer pour les « autres. » Ceci est sans doute lié à la campagne électorale qui a débuté outre-Rhin, mais une fois cette logique de « bail in » adoptée, il est bien difficile de revenir en arrière et de réinstaurer des « bails out » complets. Désormais donc, les pays de la zone euro qui demanderont de l’aide se verront sans doute imposer des contributions intérieures définies par leurs partenaires.Ceci change considérablement la nature de la zone euro. Car, à présent, un ministre d’un pays membre, comme le ministre allemand des Finances Wolfgang Schäuble, peut demander à un autre pays de la zone euro de « changer son modèle économique. » Des propos qui ont irrité à Luxembourg, dont le modèle est bien plus dépendant d’un système bancaire hypertrophié que Chypre. Mais la vérité, c’est que celui qui demande de l’aide place désormais son avenir dans les mains de ses partenaires et qu’il est loisible à ces derniers de décider de réduire à néant un des rares points forts de l’économie d’un pays pour obtenir ce « bail in. » Et donc à décider de leur avenir économique. Quoi qu’en dise le parlement de cet Etat « souverain. » Sans son secteur financier, l’économie chypriote sera désormais un champ de ruines. Mais cela n’a pas arrêté des Européens décidés à faire un « exemple. » C\'est pour cela qu\'Angela Merkel a refusé la participation du fonds de retraite chypriote : il fallait frapper les dépôts pour réduire à néant le secteur financier chypriote et faire un exemple. Les futurs postulants sont donc prévenus. L’ambition des dirigeants de la zone euro ne vise plus à « garantir les bases de la croissance future », mais à réduire la contribution des pays riches en faisant payer les autres : par exemple, dans le cas de Chypre, les Russes, les Britanniques ou les Chypriotes.3. La fin de l’égalitéLe traitement infligé à Chypre s’est accompagné d’une charge généralisée contre ce petit pays largement ignoré jusqu’ici. Oubliant largement que le problème des banques chypriotes est dû au plan de restructuration de la dette grecque décidée par les Européens et que nul n’avait bronché lors de l’entrée de ce pays dans l’UE en 2004 et dans la zone euro en 2007, les opinions publiques occidentales ont attribué à Chypre la responsabilité de ses malheurs et l’ont ainsi – implicitement – condamné au châtiment du bail in. En accompagnant ceci du plus grand mépris : Chypre ne serait qu’un vil « paradis fiscal » ne méritant à ce titre aucune pitié, ce ne serait qu’un « Etat timbre-poste » comme l’écrit Anne Sinclair ce lundi, qui ne mériterait guère que l’on s’en soucie. Passons sur le mépris également avec lequel on a traité le vote du parlement chypriote. Les autres petits Etats de la zone euro, la Slovénie, en particulier, à peine plus peuplée et, elle aussi, menacée par son secteur bancaire fragilisée peut trembler. Si elle demande de l’aide, on ne manquera pas de réécrire son histoire pour justifier le refus de payer.Mais il y a pire : ce mépris s’est concrétisé en acte via la proposition de taxe sur les dépôts et, désormais, via la participation des déposants à la restructuration des banques. Même si l’on est revenu sous la pression politique sur ce point, les Européens ont, la semaine dernière, considéré très ouvertement que les déposants chypriotes n’avaient pas les mêmes droits que ceux du reste de la zone euro. Il y a donc désormais deux types de citoyens en zone euro. Or, dimanche, dans le JDD, le gouverneur de la banque de France Christian Noyer, a ouvertement déclaré que cette taxe sur les dépôts serait impossible en France. La crise de 2008 a, par ailleurs, montré que les « grands » pays de la zone euro refusaient de laisser leurs banques faire faillite. Berlin a nationalisé partiellement Commerzbank à hauteur de 18 milliards d’euros (autant que le plan chypriote) pour éviter sa faillite et donc l’application de la garantie des dépôts à 100.000 euros. Du reste, à l’époque, Angela Merkel avait même déclaré qu’elle garantissait l’intégralité des dépôts dans les banques allemandes.La conclusion de tout ceci, c’est qu’il existe désormais en zone euro deux types de citoyens. Les propriétés de ceux des pays riches et peuplés sont protégées, fussent-ils très riches. Pour eux, la presse allemande pleure de chaudes larmes lorsqu’on évoque des hausses d’impôts. Et puis, il y a les citoyens des petits pays, pour qui rien n’est réellement assuré. Pour eux, même la garantie de 100.000 euros en cas de faillite bancaire n’est qu’un mot que l’on peut mépriser. Pour eux, on trouvera désormais bien une bonne raison (ils vivent dans un paradis fiscal (comprenez : ils volent leur argent), ils ont vécu au-dessus de leurs moyens, etc.) pour réduire leurs droits. L’égalité entre pays et entre citoyens au sein de la zone euro n’est plus qu’un mot vide de sens.4. Une zone euro morceléeLes effets de la politique de dévaluations internes imposée par les dirigeants européens depuis 2010 a déjà créé une zone euro à deux vitesses entre des pays s’enfonçant dans la dépression et des pays continuant à profiter de leur commerce avec le reste du monde. Les enquêtes de conjoncture montrent que l’Allemagne connaît une accélération économique, tandis que cette dernière n’est encore qu’un rêve en France, en Italie ou en Espagne. La BCE elle-même est confrontée à ce casse-tête : la transmission de sa politique monétaire n’est pas la même dans les 17 pays de la zone euro et, pour tout dire, elle est quasiment nulle dans les pays du sud confrontés à un « credit crunch » redoutable malgré une politique monétaire très accommodante de la BCE.Mais avec Chypre : une nouvelle page de l’histoire de l’euro s’ouvre. Nicosie va restreindre le mouvement des capitaux. Une procédure certes légale et prévue par l’article 65 du traité de fonctionnement de l’UE, mais lourde de conséquences. Car ceci signifie que deux agents économiques d’une même zone monétaire ont accès à des services et des possibilités différentes au sein de cette même zone. Un Chypriote installé en Allemagne pourra continuer à transférer ses euros où il le désire dans la zone euro, retirer au distributeur automatique plus d’euros que le montant de son crédit bancaire, investir en euro dans n’importe quel pays de la zone de la monnaie unique. Un Chypriote resté au pays verra les possibilités contenus dans les euros qu’il détient fortement réduites. Autrement dit, un euro chypriote n’est pas un euro allemand. La zone euro est désormais fracturée. C’est un précédent très dangereux, car en réalité, c’est le fondement même de ce à quoi devait servir l’euro qui est remis en cause : désormais la monnaie unique n’est pas un instrument de paiement universel dans sa propre zone monétaire.5. une crise désormais politiqueLes observateurs favorables au « plan A » sur Chypre pouvaient se réjouir de voir les marchés ne pas s’effondrer, malgré la taxe sur les dépôts bancaires et le refus du parlement chypriote. Ils voulaient y voir la preuve que l’accord n’était pas si mauvais et que Chypre n’était qu’une poussière sans importance. Mais la réalité est différente : c’était la preuve que l’essentiel n’était pas dans la réaction des marchés ou le risque de contagion au reste de la zone euro, comme lors de la crise grecque.Avec Chypre, une évolution s’achève, celle qui a fait passer la crise européenne du simple niveau de la crise financière à celle d’une crise politique. L’enjeu, c’est désormais de savoir à quel prix les peuples et les gouvernements sont prêts à payer leur adhésion à la zone euro. Une question qui, voici deux ans encore, ne se posait pas. Mais, désormais, c’est à cette question qu’a dû répondre le gouvernement chypriote et c’est sur cela qu’il devra répondre devant le peuple chypriote. Le risque est désormais clair : que les peuples du nord, comme du sud, voient dans l’euro un fardeau insupportable et que ce sentiment se transmette dans les urnes. En insistant sur le coût de la solidarité, en refusant cette solidarité, en mettant l’adhésion chypriote à l’euro dans la balance, les dirigeants européens ont aggravé cette crise. Ils ont donné des arguments valables à tous les adversaires de l’euro. Ils ont fragilisé l’UEM. Et peu importe, dans ce cas, le comportement des marchés. Le choc principal n’est plus entre les marchés et les gouvernements, il est entre les gouvernements et les peuples.Ce sont donc bien les fondements de l’euro qui ont été sapés par cette crise chypriote. La zone euro sort affaiblie et fragilisée de cette semaine. Désormais, les prochaines demandes d’aide européenne risquent d’être encore plus difficiles à mettre en place. Dans ce contexte, plus personne n’est à l’abri de la limitation de la solidarité européenne et du chacun-pour-soi. Moody\'s expliquait ce lundi matin que les conséquences de la crise chypriote était \"négative pour l\'ensemble de la zone euro\". Et la France, suiviste de Berlin durant toute cette semaine et se cachant derrière des arguments moraux hors de propos, a bien tort de se croire à l’abri. Elle rappelle le comportement du César Birotteau de Balzac prétendant, trois mois avant sa faillite, que « tout failli est suspect. »
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