Industrie : ne m'appelez plus jamais France

Par Philippe Mabille  |   |  886  mots
Pourquoi le conglomérat allemand Siemens ou le conglomérat américain GE ont-ils réussi à survivre à ces mutations, alors qu'AlcatelAlsthom a lamentablement échoué ? Défaillance des dirigeants, manque de capitaux propres pour conduire une stratégie mondiale, frilosité des banques... les causes de ce désastre sont multiples.
Alstom racheté par l'allemande Siemens, STX contrôlé par l'italien Fincantieri... Pour notre fierté nationale, c'est un traumatisme, au nom du patriotisme économique. Mais prenons garde à ne pas faire de contresens. Dans une compétition mondiale de plus en plus rude, la course à la taille est devenue vitale. Et dans cette configuration la constitution de géants européens est plutôt une bonne nouvelle.

L'histoire s'accélère et Ambroise Roux, feu le président de la CGE (Compagnie générale d'électricité), décédé en 1999, a dû se retourner dans sa tombe. Coup sur coup, deux fleurons de l'industrie française, issus du puissant conglomérat qui s'appela un temps Alcatel-Alsthom (avec un « h »), sont passés cet automne sous contrôle étranger.

L'agonie a été longue : après Alcatel, passé dans le giron du finlandais Nokia, puis la branche énergie (turbines) d'Alstom, passée sous le contrôle de l'américain General Electric (GE), la branche Transports du nouvel Alstom est avalée par l'allemand Siemens et STX, rebaptisé les Chantiers de l'Atlantique, sera contrôlé majoritairement par l'italien Fincantieri, après il est vrai avoir été successivement norvégien puis sud-coréen.

Fin de cinquante ans d'histoire industrielle

Ainsi s'achèvent près de cinquante ans d'une histoire industrielle héritée des années Pompidou, quand l'alliance entre l'État planificateur et de grands capitaines d'industrie a permis d'accélérer l'équipement du pays. Mais nous ne vivons plus dans les années 1970. Le territoire national est déjà saturé de lignes de TGV et les enjeux, pour les chantiers navals comme pour le ferroviaire ou l'énergie, sont devenus mondiaux.

À la fin des années 1990, la France croyait encore au mythe des « champions nationaux ». Dans son rapport « L'Entreprise et l'Hexagone », publié en janvier 2001, Frédéric Lavenir (devenu président de la CNP) avait souligné le défi de souveraineté que représentait pour la France l'implantation nationale des entreprises françaises et recommandait de favoriser le développement de groupes français d'envergure mondiale ayant leur siège social en France.

Quinze ans plus tard, le constat est cruel : si les sièges sociaux sont, pour l'instant, restés en France, on ne compte plus le nombre de « champions français » passés sous contrôle étranger : Alcatel, Lafarge, Technip (qui a désormais son siège à Londres...), Péchiney, Usinor-Sacilor, l'aéroport de Toulouse, Alstom, STX...

Accélérateur de prise de conscience

Pour notre fierté nationale, c'est un traumatisme. Mais il s'agit aussi d'un accélérateur de la prise de conscience des changements du monde. Pourquoi le conglomérat allemand Siemens ou le conglomérat américain GE ont-ils réussi à survivre à ces mutations, alors qu'AlcatelAlsthom a lamentablement échoué ? Défaillance des dirigeants, manque de capitaux propres pour conduire une stratégie mondiale, frilosité des banques... les causes de ce désastre sont multiples. Le démantèlement de la CGE, nationalisée en 1982 par François Mitterrand, se confond avec l'histoire du capitalisme français, et constitue un puissant révélateur de ses fragilités.

L'heure des champions européens

Faut-il pour autant pleurer sur le lait renversé et hurler avec les loups contre la prise de contrôle rampante de l'industrie française par des intérêts étrangers ? Tous ceux qui se plaignent que le TGV français devienne « allemand » ou que les Chantiers de l'Atlantique soient « italiens » font un lourd contresens. L'heure n'est plus aux champions nationaux, mais aux champions européens. Sans compter que, en matière de fusions et acquisitions, il faut être attentif à la réciprocité : le groupe PSA-Peugeot Citroën n'a-t-il pas racheté Opel ? BNP Paribas n'est-elle pas bien placée pour reprendre Commerzbank, alors que le marché bancaire allemand est l'un des plus fermés en Europe ? Selon une enquête de PwC, en 2016, les entreprises françaises n'ont jamais autant investi en Allemagne, avec 93 acquisitions, contre 25 dans le sens inverse.

Concurrence et pression sur les prix

Dans le cas du ferroviaire, l'apparition en 2014 du chinois CRCC, issu de la fusion de deux entreprises, a créé un géant mondial qui pèse deux fois plus en chiffre d'affaires que Siemens Alstom réunis. Face à cette nouvelle concurrence, qui exerce une pression sur les prix, Alstom avait-il vraiment le choix ? Soit le groupe français restait seul, et Siemens risquait de se rapprocher du canadien Bombardier ; soit il s'alliait avec le groupe allemand, pour créer le numéro deux mondial du ferroviaire et le numéro un de la signalisation. Bien sûr, ce « mariage entre égaux » laisse la majorité à Siemens, mais l'accord prévoit de sérieux garde-fous pour toutes les décisions stratégiques. Dans le cas des chantiers navals, outre que le contrôle était déjà étranger, en l'occurrence coréen, l'alliance entre STX et Fincantieri ne donne-t-elle pas plus de garanties face au risque d'une délocalisation en Asie ?

Défaite en rase campagne du « patriotisme économique »

Nous assistons donc à la défaite en rase campagne du « patriotisme économique » version Montebourg. Celui-ci n'a pas d'autre solution à proposer que l'intervention de l'État, voire la nationalisation d'Alstom. Mais qui peut croire qu'un Alstom nationalisé aurait une chance pour conquérir des marchés publics à l'étranger ? Arnaud Montebourg a raison, sans doute, de penser que François Hollande aurait dû accepter la proposition que lui avait faite Joe Kaeser, le patron de Siemens, de créer deux « Airbus », l'un pour l'énergie sous pavillon allemand et l'autre pour le ferroviaire sous direction française. Mais c'est trop tard. En matière de stratégie industrielle, le facteur ne sonne pas toujours deux fois...