Face au RN, où sont les patrons  ?

Par Denis Lafay  |   |  1259  mots
Marine Le Pen (Crédits : Reuters)
Sa stratégie de dédiabolisation, le RN ne la déploie pas qu'à l'Assemblée nationale ou sur les plateaux de télévision : elle cible le monde patronal, dont l'embarras, la résignation voire la tentation de l'abdication croissent proportionnellement à l'hypothèse d'une victoire de Marine Le Pen en 2027. Que faire ? Renoncer par intérêt, réalisme ou cynisme, comme Michel-Edouard Leclerc posant, hilare, avec le député Sébastien Chenu ? Ou être en lutte au nom de la raison d'être et de la responsabilité morale consubstantielles à toute entreprise ?

Le sens de la photo, twittée il y a près d'un an, le 16 janvier dernier, sur laquelle il pose aux côtés du député Sébastien Chenu ? « Michel-Edouard Leclerc s'adresse à une partie des clients qui fréquentent ses hypermarchés », lit-on dans l'excellente série que Le Monde vient de consacrer à l'enracinement du Rassemblement national, en l'occurrence le chapitre réservé à sa nouvelle stratégie dans les milieux économiques et patronaux. Une bribe symptomatique de l'érosion généralisée des digues, qui a contaminé la sphère dirigeante.

Michel-Edouard Leclerc si « bon client » et dont l'accorte frimousse vampirise les plateaux TV, Michel-Edouard Leclerc bien moins héraut des agriculteurs que héros des intérêts de son enseigne, Michel-Edouard Leclerc qui en 2017 sur son blog exhortait à ce que « personne n'imagine un seul instant » qu'il puisse « voter pour quelqu'un [Marine Le Pen] qui propose la déconstruction de la plus grande avancée politique du XXe siècle » : l'Europe de la « monnaie unique » ou de la « libre circulation des hommes et des idées ». Et donc, en 2023, ce Michel-Edouard Leclerc qui, en s'affichant tout sourire aux côtés du député RN de la 19e circonscription du nord, « s'adresse en réalité à une partie des clients qui fréquentent ses hypermarchés », illustrant une règle devenue d'or : le pragmatisme a enterré les convictions, l'intérêt industriel et marchand disqualifie toute exigence éthique.

« Débranchés »

Au début de l'hiver 2021, presque à l'acmé de sa célébrité, Eric Zemmour jouissait d'une aura significative dans les milieux patronaux, au-delà des cercles (plus propices) de la CPME ou des syndicats artisans. Un hiérarque du Medef confiait même en privé sa « stupéfaction » : le fondateur de Reconquête ! surfait sur l'irrationalité et la déraison du programme économique de Marine Le Pen, engluée dans sa stratégie de séduction de l'électorat populaire et empêtrée dans son incompétence économique. Il est loin désormais le temps où le RN promouvait le Frexit, fustigeait les managers du CAC 40, appelait à quitter l'euro, vomissait les grandes écoles, viviers des élites. Certes, les promesses d'une retraite à 60 ans ou d'un retour à un impôt sur le capital financier ne vont pas réconcilier Marine Le Pen avec le « grand » (par opposition aux TPE, PME et artisans) patronat. Mais, comme l'indique le député Jean-Philippe Tanguy, si déjà ces importants influenceurs sont « débranchés », ce sera gagné. En d'autres termes, ne rêvons pas de les avoir avec nous, mais si au moins ils ne sont plus contre nous... La neutralité vaut mieux que l'hostilité : en l'occurrence, mieux qu'un poncif. La tactique d'écouter et de se taire, d'être discipliné et affable, d'observer sans prendre de risque programmatique, de rassurer, bref cette méthode de l'attentisme courtois centrale dans sa manoeuvre de dédiabolisation, a bel et bien contaminé l'aréopage décisionnel.

Que faire ?

Les réticences du milieu patronal à blâmer le RN vont continuer de fondre au fur et à mesure que l'hypothèse d'une victoire au scrutin présidentiel 2027 grandira. Inévitablement. La campagne de dédiabolisation compressant la racine idéologique et morale qui depuis plusieurs décennies motivait les condamnations, ces critiques porteront sur le seul programme économique. Lequel pourrait se normaliser jusqu'à effacer l'outrance et les inepties d'« avant » - au moins jusqu'au moment où le débat imposera de « sortir du bois ». Or, si même ledit programme n'est plus aussi ridicule ou explosif, s'il ne donne plus suffisamment de matière aux contempteurs déterminés à combattre le RN sur le terrain des faits pour asseoir leur crédit, comment mobiliser la communauté patronale ?

Oui, que faire ? L'embarras est immense, et fondé. Cité dans Le Monde, Patrick Martin, président du Medef et peu suspect d'une quelconque sensibilité au RN, résume bien le dilemme : « Qu'est-ce qu'on fait s'ils gagnent en 2027 ? On prend le maquis ? ». Oui, que faire ? Au fur et à mesure que la popularité du RN progresse la gêne des patrons enfle ; si Marine Le Pen est créditée de 30% des intentions de vote en 2027 (sondage Ifop-Fiducial du 30 octobre), cela signifie que, potentiellement, 30% des salariés, 30% des clients, 30% des fournisseurs, 30% des financiers sont sympathisants du RN et/ou de sa cheffe de file - potentiellement, c'est-à-dire nonobstant les nombreuses disparités nichées dans les strates sociales, géographiques, générationnelles, etc. Comment, dans ces conditions, morigéner la formation d'extrême droite ? La résignation personnelle, l'abdication collective progressent proportionnellement à la part croissante qu'occupe l'adversaire ; voilà une règle universelle, à laquelle l'objet de cette tribune ne déroge pas. Et qui menotte la communauté patronale.

Il n'est peut-être pas trop tard

En effet, la vague atteint un niveau qui désormais rend le blâme éthique de plus en plus délicat. Voire incompris. Pour autant, l'alternative demeure. Parce que Marine Le Pen - ou, en cas d'inéligibilité suite à son procès en correctionnelle dans « l'affaire des assistants parlementaires », Jordan Bardella - pourrait être au pouvoir, son opposition patronale doit-elle préserver ses arrières et pour cela baisser la garde ? Ou au contraire, parce qu'une quarantaine de mois séparent encore la France de cette hypothèse, doit-elle redoubler de pugnacité dans un combat éthique ? Un combat éthique réfléchi et argumenté, un combat éthique qui distingue la hiérarchie nationale-populiste d'un électorat par essence respectable - et dont certaines motivations méritent d'être entendues -, un combat éthique exposant ce que deviennent les nations et les sociétés des pays qui succombent à l'illibéralisme (en matière de libertés, de droits humains, d'éducation, de culture, de reconnaissance à l'international, en matière aussi de « climat » social, économique, humain). Surtout : un combat éthique démontrant que l'œuvre d'entreprise (raison d'être, politique RSE, considération syndicale, stimulation du corps social, solidarité intra-personnel, rayonnement territorial) n'est pas compatible avec le mantra d'extrême droite. Il n'est peut-être pas trop tard.

A leurs risques et périls

N'en déplaise à certains dirigeants cyniques et actionnaires obsessionnellement mercantiles, la « raison d'être » (au sens philosophique et non formel du terme) d'une entreprise n'est pas confinée à « seulement faire du business », elle n'exonère pas sa direction, sa gouvernance, ses salariés, ses actionnaires, d'autres responsabilités que d'accumuler les marges. A l'heure où les entreprises rivalisent de détermination (et de communication) pour afficher leurs « valeurs », ancrer leur « identité », promouvoir leur RSE, mais aussi être attractives pour séduire une jeunesse aux aspirations fragmentées - et aider à déconstruire les fantasmes de celle sensible aux sirènes du RN -, le sujet « politique » ne peut pas être nié.

La finalité d'une entreprise n'est-elle que business ? En sociologie du travail, il est un truisme que le contexte macro - politique, économique, social - exerce une influence sur l'exercice culturel et managérial. Imagine-t-on piloter, réunir, entraîner, stimuler un corps social dans un environnement politique et sous un joug partisan qui hystériseront haine et divisions ? Bon courage... Cet effet collatéral délétère - un parmi bien d'autres - est-il cerné ? Pas sûr que Michel-Edouard Leclerc, hilare aux côtés de Sébastien Chenu, l'ait appréhendé. Sûr, en revanche, qu'il a tombé le masque. Comme une partie, mathématiquement croissante, des dirigeants d'entreprise. A leurs risques et périls. Et à ceux de l'Entreprise.

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