De ses multiples heures passées sur les bancs de l'Assemblée nationale cet automne à l'occasion des motions de censure déposées à répétition par les oppositions, Élisabeth Borne a tiré une conclusion : les députés du Rassemblement national (RN) n'ont plus la même attitude que durant la première année de leur mandat. Si elle avait alors trouvé plutôt respectueux ceux qui avaient fait de la stratégie dite « de la cravate » leur ligne de conduite, ce n'est plus le cas. Désormais, ils n'hésitent plus à l'interpeller à tout-va. Le comportement de deux députés RN a particulièrement marqué la locataire de Matignon, alors qu'elle était à la tribune. Jean-Philippe Tanguy lui a lancé : « Arrête ton blabla ! » Une autre fois, Emmanuel Taché de la Pagerie n'a cessé d'interrompre avec véhémence son discours. Élisabeth Borne a également relevé que Marine Le Pen laissait agir ainsi ses troupes.
Si la Première ministre s'est fait une telle remarque, c'est aussi parce qu'en Macronie l'attention portée au Rassemblement national est tout autre cet automne. Durant les premiers mois du quinquennat, c'est d'abord avec La France insoumise que les coups s'étaient échangés. Dorénavant, le ton est également monté d'un cran avec le RN. Le parti de Marine Le Pen a le vent en poupe. Dans l'actualité, tout le sert. Selon les sondages effectués dans la perspective des européennes de juin, tous les voyants sont au vert. La liste de Jordan Bardella tutoie les 30 % et devance d'une dizaine de points celle de la majorité présidentielle. « Marine Le Pen a un boulevard pour 2027 » : la formule est, à quarante et un mois de l'échéance, partagée par beaucoup. « On a passé trop de temps à taper sur la Nupes. Ce n'est pas là qu'était le danger, car LFI n'arrivera jamais au pouvoir. Il faut concentrer l'intégralité des tirs sur le RN. Je l'ai beaucoup dit à Élisabeth Borne », confiait récemment une ministre.
Comment enrayer la dynamique ? C'est la question qui trotte dans nombre de têtes de la majorité. La diabolisation n'a jamais marché et, de toute façon, cela n'a jamais été la tasse de thé d'Emmanuel Macron. « Attaquer le Rassemblement national sur le terrain moral est contre-productif, acte un de ses proches. Il se pose en victime et cela mobilise en sa faveur. » « La stratégie du résultat ne fonctionne pas, ajoute Bernard Sananès, le président de l'institut de sondage Elabe. La baisse du chômage n'a pas fait baisser le RN. » Beaucoup dans la majorité cherchent donc la bonne recette. Ces derniers temps, les initiatives se multiplient.
En ce mardi soir de la fin novembre, Bruno Le Maire a convié un millier d'élus locaux à Bercy. Dans le discours qu'il tient, le ministre des Finances n'y va pas par quatre chemins. Il expose ce qu'il a « mesuré dans l'Eure pendant quinze ans en tant qu'élu dans une circonscription qui a désormais basculé au Rassemblement national ». « J'ai vu ce qui expliquait que des gens qui votaient pour moi tombaient dans la colère. Ils voient deux réalités que nous ne devons pas hésiter à nommer [...] : c'est l'islam politique, et c'est le trafic de stupéfiants », explique-t-il. Au sein du gouvernement, ils sont de plus en plus nombreux à revendiquer l'adoption d'un discours où les langues se délient davantage. À l'occasion du drame de Crépol, Gérald Darmanin en a fait une nouvelle démonstration. Dans le meurtre du jeune Thomas, le ministre de l'Intérieur a dit voir un « ensauvagement » de la société. Peu après, à la suite de l'expédition punitive d'un groupe d'ultradroite à Romans-sur-Isère, il évoque sur France Inter un « scénario de petite guerre civile ». Si son vocabulaire ne fait pas l'unanimité au sein de la majorité, l'ancien sarkozyste l'assume. Cela fait longtemps qu'il considère que ne pas cacher un problème, c'est déjà y répondre.
L'attaque frontale
D'autres au sein de l'équipe Borne sont sur la même ligne. « Il ne faut pas avoir peur de dire les choses, préconise Olivier Véran (lire ci-contre). Nous sommes en phase avec le ressenti des Français, mais nous ne nous autorisons pas toujours à le dire par crainte que cela revienne à reconnaître une forme d'impuissance. » Vendredi, le porte-parole du gouvernement Borne était à Hénin-Beaumont, municipalité détenue par le RN Steeve Briois, et dont la députée est Marine Le Pen. Depuis septembre, il a entamé une tournée des villes du Rassemblement national. En tant que ministre déléguée au Commerce et aux PME, Olivia Grégoire peut, quant à elle, bien mesurer l'attrait du discours du parti nationaliste chez les artisans, les indépendants, les restaurateurs... Elle en a tiré des leçons. « On a tendance à tout analyser à l'aune de la macroéconomie : la balance commerciale, le PIB, l'emploi... Or ces chiffres globaux ne traduisent pas le ressenti des acteurs de la microéconomie. Nous devons faire très attention à ce tropisme. Derrière ces grands équilibres, il y a des réalités en termes de qualité de vie, bien au-delà du seul enjeu de revenu », met-elle en garde dans L'Express.
« Je vous le dis dans les yeux : vous êtes un voyou. » Mardi, dans l'antichambre de l'hémicycle du Palais-Bourbon, Marine Le Pen tombe nez à nez avec Éric Dupond-Moretti. La patronne du groupe RN témoigne sa hargne au garde des Sceaux. Quelques minutes plus tôt, lors de la séance des questions au gouvernement, en réponse à la députée des Pyrénées-Orientales, Michèle Martinez, qui dénonçait après l'affaire de Crépol « la barbarie » et « l'ensauvagement », il avait cogné fort. « Chassez de vos rangs, les "gudards", les identitaires, les nazillons », a-t-il assené, provoquant la fureur et le départ des députés RN de leur banc.
Depuis son entrée au gouvernement, le ministre de la Justice a toujours été partisan de l'attaque frontale contre le Rassemblement national. Dans la perspective des élections européennes de juin, c'est ce que la Macronie prépare pour tenter d'enrayer la montée en puissance de Jordan Bardella. La charge reposera sur deux axes. Le premier est le bilan des députés RN à Strasbourg, où ces derniers ont selon elle bien souvent voté contre les intérêts de la France. Le second est leur changement de position sur nombre de sujets depuis dix ans, le dernier en date portant sur le marché européen de l'électricité. Par ricochet, ce sera l'occasion de questionner la compétence de Marine Le Pen. Dans le camp présidentiel, on estime que cela demeure la meilleure arme pour l'affaiblir.
Le régalien, une faiblesse
En 2019, l'installation d'un duel entre « progressistes » et « populistes » avait réussi au camp présidentiel. Le jour du scrutin, il avait terminé à moins d'un point du RN. Alors que dans toute l'Europe, la droite radicale a le vent en poupe, l'opération peut-elle être rééditée ? « L'angle s'est un peu déplacé. Le clivage se dessine désormais plutôt entre progressistes et nostalgiques, avance Bernard Sananès. Mais la nostalgie est redevenue une valeur montante, non dans le sens passéiste, mais dans le fait qu'il existe un sentiment de plus en plus partagé qu'il y a quand même des choses qui fonctionnaient mieux avant. »
En juin prochain, le chef de l'État s'engagera lui-même dans la bataille. Un écart substantiel entre la liste macroniste et celle du Rassemblement national compliquerait un peu plus la poursuite d'un mandat qui n'a pas besoin de cela. Ce serait également un mauvais signal en vue de 2027. « Pour lui, il ne faut pas entrer dans les espaces passionnels qui sont ceux dans lesquels le RN sera toujours meilleur que nous, puisque faisant vibrer des cordes que seuls les partis populistes peuvent faire vibrer. Il faut occuper plutôt l'espace du rationnel en étant radicaux et en affichant des résultats », argue un de ses conseillers. Si Emmanuel Macron peut revendiquer avoir battu par deux fois Marine Le Pen, voir celle-ci lui succéder ternirait toute sa décennie à l'Élysée. Dans la posture du « président protecteur » qu'il veut afficher pour éviter un tel scénario, son bilan en matière régalienne reste néanmoins sa première faiblesse, alors que les faits divers marquant les Français s'enchaînent.
Certains de ses proches nourrissent un rêve secret : que Jordan Bardella se sente pousser des ailes et concurrence la triple candidate à la présidentielle. Récemment, Sébastien Chenu est allé trouver Gabriel Attal. Le bras droit de Marine Le Pen voulait lui exprimer ce que lui inspiraient les échos venant de l'entourage élyséen saluant la participation du patron du RN aux rencontres de Saint-Denis, le processus de dialogue engagé par Emmanuel Macron avec les patrons de parti. « Vous vous trompez de stratégie, a lancé le député du Nord au ministre de l'Éducation. Vous pensez qu'en disant du bien de quelqu'un de chez nous, vous allez provoquer des divisions. Mais au contraire, on est tous contents. Cela rejaillit sur tout le monde. On a tous été tellement ostracisés. »