Rester humaine, le grand défi de la médecine du futur

DOSSIER SANTÉ. Exercer la médecine dans le maelström d’innovations actuelles place le praticien au cœur d’enjeux à la fois stratégiques, politiques, scientifiques, financiers et organisationnels qui, pour la plupart, le dépassent. Une thématique qui sera au coeur du forum Impacts santé organisé par La Tribune qui se tiendra ce jeudi à Paris.
Service de soins palliatifs de l’hôpital privé du Grand Narbonne à Montredondes-Corbières, dans l’Aude.
Service de soins palliatifs de l’hôpital privé du Grand Narbonne à Montredondes-Corbières, dans l’Aude. (Crédits : latribune.fr)

Par où commencer ? La santé est au carrefour de tant de transformations qu'on peine à en faire la liste. Découvertes et innovations spectaculaires, technologies révolutionnaires (IA en tête), production et partage inédits de datas... Mais aussi propagation de pathologies (obésité, diabète, maladie d'Alzheimer, cancers, fléau des opiacés), effets déflagrateurs des bouleversements climatiques, environnementaux et urbanistiques - l'OMS chiffre à 250 000 le nombre d'habitants promis à en mourir chaque année dans le monde d'ici la décade 2030 -, conséquences sanitaires des flux migratoires, vieillissement de la population, chroni-cité des maladies, antibiorésistance...

Sans oublier la crise du financement public et de l'organisation des soins, l'érosion des vocations, l'inflation des coûts de nouvelles thérapies qui questionne l'égalité d'accès, le rôle des mutuelles, la paupérisation de certaines spécialités (comme la santé psychique), la multiplication des interrogations éthiques...

Système globalement performant

Ajoutons à ce cocktail les effets d'une pandémie aussi imprévisible et dévastatrice que celle du Covid-19 : effets contrastés - drames humains, économiques, sociaux mais prouesses scientifiques - qui ajoutent encore au désordre, sonnant le tocsin de la souveraineté sanitaire et de la relocalisation industrielle.

Dans ce contexte, notre système de soins reste globalement performant - en témoigne l'espérance de vie post Covid-19 en retrait de 3 mois contre 10 en Angleterre ou 30 aux États-Unis. Mais il reste victime de poisons « bien français ». Le numerus clausus, instauré en 1971, a gravement entravé le développement des promotions de médecins et explique, en partie, la crise de soins actuelle, aussi bien « en ville » que dans les zones extra-urbaines. Sa levée en 2019 ne laisse entrevoir d'améliorations qu'à partir de 2030.

La technocratie malmène l'organisation politique et administrative, et hypothèque le démembrement des chapelles et des fonctionnements claniques.

Co-construction

Co-construire, dépasser les doctrines, briser les silos, expérimenter, relève d'une mission parfois impossible. L'attelage, fréquemment décrié, que forment dirigeants administratifs et médecins dans la gouvernance hospitalière en est l'illustration. Et le sommet n'est pas toujours exemplaire : en témoigne l'outrecuidance - au fort retentissement symbolique - de l'ex- ministre Olivier Véran d'exercer la chirurgie esthétique dans une clinique des Champs-Elysées après avoir régenté le destin d'un personnel soignant en détresse.

En matière de financement, les biotechs ont pu compter sur les plans d'investissements d'avenir (PIA) et, depuis 2021, sur le dispositif France 2030. Sur les 7,5 milliards d'euros qui doivent être affectés à la santé, 2,3 milliards sont d'ores et déjà engagés, dont 338 millions pour la filière biothérapies/bioproduction. Ainsi, au classement européen de cette dernière, l'Hexagone précède désormais l'Allemagne et n'est plus devancé que par la Grande-Bretagne. Pour autant, crier victoire serait présomptueux. La dynamique d'amorçage demeure insuffisante, les canaux de financements privés sont inégaux.

Quant aux géants pharmaceutiques, à l'autre extrémité du spectre, leur renoncement dans la course au vaccin contre le Covid-19 a mis en exergue les limites de leur modèle : l'aléa et le long-terme consubstantiels à la recherche ne sont guère compatibles avec la sécurité, l'immédiateté et la profitabilité exigées par le marché financier. Risques scientifique, industriel et boursier ne font pas toujours bon ménage.

L'état de la recherche est d'ailleurs à l'épicentre des préoccupations. En 2021, celle dite publique n'occupait que 2,21 % du PIB (2,32 % en 1993), se situant dans la simple moyenne européenne, et loin des 3,14 % pratiqués outre-Rhin. À la faveur de la pandémie de Covid-19, la France n'a même pas cherché à inverser la tendance : 700 millions d'euros ont été consacrés à la lutte contre le virus, l'Allemagne débloquant de son côté 1,6 milliard, la Grande-Bretagne 1,2 milliard. Même les Pays-Bas faisaient bien mieux : 450 millions d'euros, soit 26 euros/habitant contre 10 en France...

Défis éthiques

La médecine est au carrefour d'immenses bouleversements ? Un euphémisme, donc. Son avenir s'élabore dans un maquis inextricable de contraintes ? Un truisme. Un angle, toutefois, mérite d'être éclairé. Il est l'un des principaux défis éthiques que soulèvent les cheminements parallèles de l'innovation et de l'individu : comment combiner la mise en œuvre des formidables progrès scientifiques et technologiques avec le devoir d'humanité propre à la relation médecin - patient et réclamé par ce dernier avec force ?

Internet et réseaux sociaux confèrent aux patients d'accéder à des hypothèses, à l'illusion d'une connaissance, qui influencent leurs relations avec le corps médical. L'impatience, la misère sociale, l'agressivité qui peuvent être éprouvées dans l'enceinte hospitalière n'y sont pas étrangères. Rapports de force ou de confiance changent, au gré aussi d'un exercice de la responsabilité, d'une participation à la décision, d'une quête de médecine personnalisée, d'une judiciarisation, eux-mêmes en mouvement. D'autre part, e-médecine, télémédecine, robots, IA, santé connectée « technologisent » dans des proportions inédites la pratique de la médecine - et par ailleurs fragilisent l'avenir de certains spécialistes, radiologues en tête. Or la médecine ne peut pas être réduite à cette fraction, et l'innovation doit embrasser un périmètre aussi extra-technique. Plus la place de la technique s'étendra, plus la nécessité de relation humaine s'élargira. L'extension de l'une et les besoins de l'autre sont insécables. Dans ce contexte, le rôle du médecin est appelé à évoluer. Convoquant formation, organisation du travail, et management. L'extinction du numerus clausus adossée aux gains de temps générés par les nouvelles technologies devrait libérer du « temps humain » au profit de la relation avec le patient, si et seulement s'ils ne profitent pas exagérément à produire davantage d'actes pour rentabiliser des investissements matériels eux-mêmes inflationnistes

La santé, 70 % de prévention

L'organisation du travail doit composer avec plusieurs tendances : la féminisation des vocations, l'aspiration à équilibrer davantage vies personnelle et professionnelle, les critères de management (parité, respect, implication) eux-mêmes évolutifs. L'époque du médecin généraliste affairé quatorze heures par jour et s'accordant quelques fragments de repos hebdomadaire est révolue. Ce qui d'ailleurs limite les vertus de l'arrêt du numerus clausus : nonobstant les gains de productivité « technologiques », un nombre plus élevé de personnel sera requis pour accomplir le même volume de tâches et pour « coller » aux spécificités d'une population vieillissante. Le développement de métiers périphériques de celui de médecin - certains, comme l'interface entre la collecte des données numériques et le diagnostic, sont nouveaux -, et l'accélération des délégations d'actes - il aura fallu attendre la pandémie de Covid-19 pour que les pharmaciens soient enfin autorisés à vacciner - devraient, une fois appariés, libérer là aussi du temps (de formation, d'écoute, de dialogue) pour les médecins.

De la disponibilité humaine, il en faut, enfin, pour investir un autre levier clé de la santé publique : la prévention. Selon l'OMS, la santé c'est 70 % de prévention et 30 % de médecine. Or cette dernière absorbe l'essentiel de la mobilisation institutionnelle, scientifique, entrepreneuriale. Et la prévention ne peut pas être confinée aux campagnes de dépistage ou de dissuasion (tabac, alcool) ; elle sollicite la pratique du sport, la culture du bien-être, une meilleure hygiène, la lutte contre la sédentarité, la chasse au management toxique - à l'origine de burn-out et de bore-out -, les risques psycho-sociaux, l'infirmerie scolaire, etc. Lesquels sont des leviers moins spectaculaires, moins visibles, également moins monnayables que ceux dédiés à la chaine du soin. Si la médecine est à l'heure des choix, « humaniser » les conditions de sa pratique et investir (dans) la prévention devrait figurer en bonne place des priorités.

Commentaires 6
à écrit le 23/04/2024 à 16:59
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Rester humaine ou reste humain : Souvenir : C'est une affaire qui ébranle la prestigieuse université Paris-Descartes. Depuis deux ans, son centre anatomique, le plus grand d'Europe, est au cœur d'un scandale. Locaux vétustes, marchandisation des...

à écrit le 22/04/2024 à 11:30
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L'humanité serait qu'il y ait déjà suffisamment de médecins pour tous. Tant que cet objectif n'est pas atteint, débattre d'autre chose est indécent.

le 22/04/2024 à 11:44
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@Valbel89. Très juste!👍

à écrit le 22/04/2024 à 11:08
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Il y a 25 ou 26 ans j'avais déjà fait ce constat après une brève hospitalisation de quelques jours , j'avais l'impression que j'aurais été un téléviseur ou une boite de vitesse dans les mains d'un technicien cela n'aurait pas été très différent au re...

à écrit le 22/04/2024 à 9:32
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"Rester humaine" Rester ? Devenir humaine plutôt or l'hystérie sanitaire nous a exposé le contraire, elle est devenue une finance mécanisée.

le 22/04/2024 à 9:39
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@Dossier. Tout est dit et parfaitement résumé !👍👏

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