Ce que Karl Lagerfeld a apporté au luxe d’aujourd’hui et de demain

IDEE. Ayant figé sa propre image depuis des années, nous nous étions habitués à la permanence de Karl Lagerfeld, préalable à son immortalité. Par Jean-Noël Kapferer, INSEEC Business School
(Crédits : Reuters)

Karl est mort. Ayant figé sa propre image depuis des années, avec ses gestes hiératiques, son expression impassible et ses codes vestimentaires si distinctifs et élégants, nous nous étions habitués à sa permanence, préalable à son immortalité. Quel paradoxe pour un homme dont le métier consistait à travailler jour et nuit sur l'éphémère toujours renouvelé, c'est-à-dire ce que l'on appelle la mode. Le monde du luxe et de la mode sont sous le choc car c'est un géant qui nous quitte. Analysons ici son legs.

Publication Instagram sur le compte de @karllagerfeld le mardi 19 février 2019.

Sublimer la plus française des marques

Karl Lagerfeld revendiquait sa nationalité allemande et en gardait cet accent typique. En même temps, il fut un homme du monde dans tous les sens du terme, curieux, immensément cultivé, parlant quatre langues, ouvert aux humeurs et aux volutes extérieures. Or, l'un des principes clés du luxe est le « made in ».


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Autant la nationalité de la fast fashion importe peu - qui se soucie de savoir que Zara est espagnol ou H&M suédois ? - autant les racines culturelles d'une marque de luxe sont fondamentales. Chanel représente la France. Pourtant, celui qui sauva Chanel à partir de 1983 était allemand. À l'époque de la Renaissance, Léonard de Vinci se mettait au service du Roi de France ; aux grandes heures de la mode française, Karl a redoré le blason de Chanel, marque française emblématique.

On a beaucoup comparé les vies et les trajectoires professionnelles de Karl Lagerfeld et d'Yves Saint Laurent. Ils furent de fait concurrents dans leurs vies privées et publiques. Certes, Karl Lagerfeld n'inventa pas un style, comme le firent Christian Dior, Cristobal Balenciaga, Yves Saint Laurent et plus tôt Coco Chanel elle-même. Mais la marque Chanel ne connut pas autant de succès du vivant de Coco que pendant le règne de Lagerfeld.

Chahuter l'institution

Tout le talent de Karl Lagerfeld fut de redonner vie, dynamisme, inspiration à de très grandes maisons pétrifiées tant on craignait de trahir l'héritage de leurs créateurs. Sans Karl, où serait la maison Chanel aujourd'hui ? C'est lui qui - comme directeur artistique tous azimuts - en a fait le succès commercial et financier sans lequel il n'y a pas de succès du tout, et le symbole de la mode et de l'élégance à la française. Par quel miracle ? C'est là une deuxième leçon : en chahutant, en bousculant l'institution. En effet, à trop respecter les grandes maisons et leur héritage, on les embaume, on les ensevelit, on les fige. Il fallut cet homme à la fois irrévérencieux et respectueux pour faire comme il le disait lui même « se retourner Coco Chanel dans sa tombe »... ce qui prouvait au moins qu'elle était bien vivante.

Lagerfeld a su montrer la voie à d'autres directeurs artistiques appelés pour dépoussiérer des institutions et les transformer en megabrands de la classe et de l'élégance : c'est ce que fit par exemple John Galliano chez Dior, ou Michele Alessandro chez Gucci plus récemment.

Faire rayonner Chanel au-delà de la mode

Autre legs majeur, Karl Lagerfeld a compris que la marque de luxe aujourd'hui doit s'exprimer bien au-delà de sa seule spécialité (ici le vêtement, les accessoires, le parfum ou le bijou) et pour cela entretenir des liens étroits avec la culture vivante, le pouls de son époque, l'art, les artistes d'avant-garde, la musique, la photographie, ce qui démultiplie son impact culturel su les réseaux sociaux, de Wechat à Instagram, auprès des foules en attente de beau, dans un monde qui l'est nettement moins.

Auprès des millennials avides de surprise et de créativité, Karl Lagerfeld a su très tôt produire des contenus de marque pour faire rayonner Chanel, au-delà des modèles qu'il dessinait à ravir avec le sens de la rigueur et du détail qui lui étaient propres. Karl Lagerfeld a fait tomber les cloisons entre les différentes formes d'art, entre la mode et le luxe, avec un certain sens de la mise en scène de son avatar, ce personage public qu'il avait composé ; c'est pourquoi d'aucuns ont pu le comparer à Andy Warhol, qu'il rencontra d'ailleurs en 1970.


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Pourtant le Kaiser ne parlait jamais de lui comme un « artiste ». Ce n'était pas par modestie, mais par lucidité. Alors que maints directeurs artistiques voudraient être vus comme des artistes, pour s'ennoblir, gagner en statut et se départir du vocable de « designer » ou même de « directeur artistique », Lagerfeld avait pour coutume de leur répondre - avec le verbe incisif qui le caractérisait - qu'ils étaient là pour vendre des sacs et que leur contrat prendrait fin si les ventes de sacs ne satifaisaient pas l'actionnaire principal. Pour lui, c'était très clair : le luxe est d'abord un business.

Une gouvernance vertueuse

Ce qui nous conduit à son dernier legs : Karl Lagerfeld laisse totalement ouverte la question de la meilleure stratégie à adopter pour une maison de luxe. Sous sa férule, jamais Chanel n'a gagné autant d'argent. C'est donc qu'une maison indépendante, « familiale » n'ayant pas à rendre des comptes à la Bourse, donc ayant du temps devant elle si les propriétaires ont eux aussi cette vision du temps long, peut se révéler la meilleure voie pour le grand luxe. Une voie plus sensée que celle des grands groupes consolidés. Karl Lagerfeld disait qu'il ne faisait pas de marketing, qu'il ne participait à aucune réunion business, qu'il laissait son instinct créatif lui parler. Certes, il y a dans ces mots une partie de story-telling, une façon d'entretenir le mythe du luxe. Mais c'est aussi une leçon de gouvernance : les frères Wertheimer l'avaient compris.

The Conversation _______

Par Jean-Noël KapfererProfesseur Senior, INSEEC Business School

 La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation

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