Comment les super riches pourraient achever l'ISF

Par Ivan Best  |   |  1269  mots
Liliane Bettencourt, première fortune française (Crédits : REUTERS)
La publication de la liste nominative de grosses fortunes échappant largement à l'ISF contribue à délégitimer cet impôt. Une aubaine pour les candidats de droite, qui veulent quasiment tous le supprimer.

Les très riches ne paient pas l'ISF, ou très peu! Le Canard enchaîné a publié la liste des 50 contribuables payant le plus d'ISF. Du moins en théorie, car le tableau issu de Bercy sur lequel s'appuie l'hebdomadaire, témoigne d'un phénomène soupçonné mais dont l'ampleur n'était pas clairement mesurée: ces contribuables fortunés paient beaucoup moins d'ISF que l'application directe de législation laisserait supposer. Ce sont des "artistes du bouclier fiscal", comme le titre le Canard. Un bouclier supprimé par Nicolas Sarkozy, mais rétabli sans trop le dire par François Hollande, l'appellation ayant disparu au passage.

 Est-ce une surprise? Assurément, non. Imposé au gouvernement Ayrault par le conseil constitutionnel en 2012, le système du plafonnement des impôts -ressemblant étrangement au bouclier fiscal sarkozyzte, tant dénoncé en son temps par le gauche- ne pouvait que conduire à cette situation contre intuitive, d'un ISF possiblement égal à zéro pour les plus grosses fortunes. Le même conseil constitutionnel a d'ailleurs favorisé les stratégies d'optimisation fiscale de ces contribuables richissimes en retoquant, fin 2013, les mesures restrictives décidées par Bercy.

Un impôt qui épargne les milliardaires

Bien sûr, entre la connaissance théorique d'un puissant mécanisme d'évasion fiscale, et la divulgation du nom de ses utilisateurs, chiffres à l'appui, le pas franchi est considérable. Le choc est redoutable. Liliane Bettencourt, ISF théorique, 61 millions d'euros, impôt effectivement payé, zéro. Qu'en conclure ? Que l'ISF tel qu'il est, c'est-à-dire un impôt qui frappe les millionnaires mais épargne les milliardaires, comme avait pu le dire Dominique Strauss-Kahn, marche aujourd'hui sur la tête. La liste des 50 plus grosses fortunes qui ne paient globalement que 10% de l'impôt théoriquement dû suffit à en convaincre les électeurs les plus attachés à la justice fiscale et à l'impôt sur la fortune.

En bonne logique, il faut soit réformer cet impôt, soit le supprimer. La voie la plus simple, celle qu'entendent emprunter tous les leaders de droite, qui prétendent être candidats à la magistrature suprême -Alain Juppé, Nicolas Sarkozy, Bruno Le Maire....  seule Nathalie Kosciusko-Morizet défendant cet impôt ...- c'est la suppression.

 Une tradition au Canard enchaîné

Contraire à la loi, la publication de ces données concernant 50 contribuables fortunés, relève d'une tradition, bien établie au Canard enchaîné, de divulgation du secret fiscal. Le palmipède avait rendu publique la « feuille d'impôt » de Jacques Chaban Delmas, qui, grâce au mécanisme de l'avoir fiscal, échappait à tout impôt sur le revenu. Le ministre des Finances, Valéry Giscard d'Estaing, avait été alors contraint d'intervenir à la télévision, pour tenter de stopper la polémique. Mais les auteurs des fuites à Bercy, et les journalistes du Canard Enchaîné ont-ils conscience qu'en publiant ces chiffres frappants, ils contribuent malgré eux à discréditer l'ISF, auquel échappent ceux qui devraient payer le plus ? Et apportent donc de l'eau au moulin aux partisans de sa suppression ?

 Le conseil constitutionnel maître du jeu

Car un gouvernement, quel qu'il soit, se trouve face système de contraintes particulièrement redoutable. Le Conseil constitutionnel, qui, on ne le soulignera jamais assez, fait de plus en plus la loi en matière fiscale, a encadré sévèrement le sujet, comme s'il voulait tester les capacités gouvernementales à résoudre la quadrature du cercle. D'un côté, il estime que le total des impôts d'un particulier -impôt sur le revenu, prélèvements sociaux sur les revenus de l'épargne, ISF- ne peut pas représenter plus des deux tiers de leurs revenus. Il a admis que cette limite puisse être portée à 75%, proportion retenue par le gouvernement Ayrault. Ce chiffre peut paraître correspondre à un certain bon sens. Voir les trois quarts de ses revenus partir en impôt, n'est-ce pas largement suffisant ? Aller au-delà, ne serait-ce pas confiscatoire ? Chacun en est bien persuadé.

75% de quels revenus ?

La question, c'est de savoir de quels revenus on parle. Si tous étaient pris en compte, le débat serait clos. Mme Bettencourt verrait les trois quarts de ses revenus imposés, et sa contribution serait jugée bien suffisante. Mais c'est loin d'être le cas. Quand Mme Bettencourt loge les dividendes qu'elle perçoit de L'Oréal -qui sont assurément des revenus- dans une société ad hoc (dénommée « cash box » par les spécialistes), ils ne sont pas considérés comme tels. Quand d'autres investissent massivement en assurance vie, laquelle rapporte assurément moins qu'avant, mais tout de même, les fruits de cette épargne échappent à la catégorie « revenus », jusqu'à leur retrait du contrat. Les gains sur des contrats dits en euros, qui sont garantis, ne ressemblent-ils pas, pourtant, à des revenus du patrimoine ? Bercy l'avait jugé ainsi, et avait fait adopter un article de loi de finances en ce sens. Mais le conseil constitutionnel ne l'a pas entendu de cette manière, et a fait alors tomber sur Bercy la foudre de la censure. Histoire de compliquer un peu plus la problématique de l'ISF. Et pour rendre le système définitivement inepte d'un point de vue économique ?

Favoriser la rente

Comment qualifier autrement un dispositif fiscal qui favorise outrageusement la rente au détriment de l'activité? Le contribuable fortuné mais peu actif -en un mot, rentier- diminuera artificiellement ses revenus du patrimoine pris en compte par le fisc, en les plaçant dans des enveloppes adaptées (cash box, assurance-vie...), quitte à emprunter auprès de son banquier pour assurer ses « fins de mois » (les taux d'intérêt proches de zéro facilitent la manœuvre). Ainsi, il fera jouer le système de plafonnement et échappera à l'ISF. En revanche, le dirigeant actif et bien rémunéré, qui possède un patrimoine déjà conséquent, devra payer plein pot : on n'a jamais vu un salaire atterrir directement sur une assurance vie !

Les « sages » du palais Royal ont donc considérablement restreint la marge de manœuvre de Bercy. Que pourraient envisager aujourd'hui les experts des Finances ? Revenir à l'ISF light mis en place par Nicolas Sarkozy pour 2012 ? On l'a déjà oublié, mais l'ex président de la République avait, sous la pression de l'opinion, supprimé le bouclier fiscal, et, en contrepartie, considérablement diminué l'ISF. Le taux maximum était tombé de 1,8% à 0,5%. Mais cet impôt allégé ne s'est jamais concrétisé, puisque François Hollande a fait en sorte de rétablir dès l'été 2012 l'ancien barème, via une surtaxe.

 Une autre fiscalité du patrimoine

Aujourd'hui, entre un ISF à zéro et 0,5%, les dirigeants de droite ont envie d'opter pour la simplicité, à savoir la suppression. Ce qui ne veut pas dire que le patrimoine serait nécessairement moins imposé. Il serait plus judicieux d'imposer non pas la fortune, mais les revenus qu'elle apporte, a suggéré en début d'année l'institut Rexecode. Et de préconiser une taxation beaucoup plus large de ces revenus, à hauteur de 30% au total. De quoi engranger les 5,22 milliards d'euros qu'a rapporté l'ISF en 2015?

D'autres pistes pourraient être explorées, comme une l'impôt notionnel sur le patrimoine, existant aux Pays Bas. L'idée générale ? Imposer là aussi les revenus du patrimoine, mais en considérant que celui-ci doit rapporter un minimum. Un épargnant peu avisé, dont la fortune ne rapporte que 0,5%, pourrait voir celle-ci taxée sur la base d'un rendement de 2%, par exemple. L'intérêt économique est d'inciter à des investissements rentables , au profit de la croissance.