L’art doit-il être politiquement correct ?

Il est juste d'exiger que les artistes auteurs de délits et de crimes soient condamnés par la justice. Passer leurs œuvres et leurs réalisations à la trappe est une autre histoire et relève d'un tout autre débat. Par Michel Santi, économiste*

 Depuis des temps immémoriaux, certains artistes furent également des monstres, ayant entre autres abusé de leurs modèles ou violenté leurs épouses. D'autres ont trahi, voire assassiné. Pour autant, l'art produit par certains d'entre eux est digne d'admiration, d'inspiration et tutoie même parfois le sublime. Céline est-il condamné à végéter dans les poubelles de l'Histoire pour son admiration envers les nazis ? L'apport gigantesque de Francis Bacon pour la peinture contemporaine doit-il être évacué du fait de sa violence physique envers ses amants ? L'admirable jeu d'acteur de Kevin Bacon doit-il être renié car il s'est rendu coupable de harcèlement sexuel ?

Alors que les purges se multiplient dans le monde de l'art et du show-biz, tandis que la culture au sens large a de plus en plus tendance à être cautérisée, aseptisée, reconnaissons tout de même que le superbe et que les émotions artistiques sont parfois issus du mal. Et que le méchant peut parfois être capable du meilleur. Les mises en accusation tous azimuts qui semblent tétaniser aujourd'hui nos sociétés nous font perdre de vue l'essence même de l'art qui se nourrit de nuances, qui se méfie foncièrement des jugements hâtifs, car il s'enrichit des ambiguïtés de la vie. À des années-lumière de la propagande, l'art ne peut toucher l'âme humaine que s'il est remise en question et révolution permanentes. Il semble pourtant si proche ce monde où les musées feront le ménage dans leurs murs et voueront aux gémonies les œuvres dont les créateurs furent des criminels, des violeurs, des voleurs, des collabos... dans un autodafé planétaire soumis à la tyrannie du politiquement correct.

L'orthodoxie morale qui ratisse tout par le bas exigera-t-elle de décrocher les tableaux du grand Caravage qui fut un meurtrier et qui abusait régulièrement de ses modèles ? Doit-on bannir Pablo Picasso qui se plaisait à répéter que les femmes sont des « machines à souffrir » ? Egon Schiele et son expressionnisme torturé seront-ils prochainement rayés de l'Histoire de l'art puisque l'artiste violait quasi systématiquement les adolescentes qui posaient pour lui ? Faudra-t-il désormais n'exposer que les femmes, que les artistes de couleur et que les gays qui sont le nouveau « mainstream » ? Pour abjects, pour hautement condamnables qu'ils puissent être, certains artistes se sont néanmoins fendus de chefs d'œuvre ayant enrichi la société, parfois transcendé l'humain, et qui doivent impérativement rester accessibles dans nos musées, dans nos librairies et sur nos écrans.

Car l'art est divers, la création complexe, et nous devons honnir toute tentative de nous transformer en une « statue de fer blanc vide », pour reprendre l'expression de Lorenzaccio. Méfions-nous donc de tout jugement péremptoire - voire inquisitoire - qui nous ferait jeter certaines œuvres d'art avec leur créateur, car ceci reviendrait à substituer un dogmatisme par un autre, en une époque déjà profondément marquée par l'intolérance et par le fanatisme. Pour la pérennité de nos démocraties, l'art doit rester synonyme de liberté absolue et vecteur de pluralisme. Dans le cas contraire, si notre société commence à filtrer ce qu'elle consent à exposer et à montrer, si elle se met à opérer une distinction entre le bon et le mauvais art, nous nous condamnons dès lors à terme à devenir l'équivalent de ces talibans ayant, en 2001, détruit les bouddhas de Bâmiyân car non conformes à la vision qu'ils se faisaient de leur orthodoxie.

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(*) Michel Santi est macro économiste, spécialiste des marchés financiers et des banques centrales. Il est fondateur et Directeur Général d'Art Trading & Finance.

Il est également l'auteur de : "Splendeurs et misères du libéralisme", "Capitalism without conscience", "L'Europe, chroniques d'un fiasco économique et politique", "Misère et opulence". Son dernier ouvrage : «Pour un capitalisme entre adultes consentants», préface de Philippe Bilger.

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Commentaire 1
à écrit le 07/03/2018 à 9:18
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Article très intéressant. Cordialement

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