L'hypercapitalisme sera-t-il le meilleur des mondes  ?

Par Robert Jules  |   |  1084  mots
Avec la « nouvelle » Route de la soie, la Chine veut « sortir, pour la première fois, de son espace continental pour s'en aller jusqu'à Dunkerque en passant par l'Oural et Moscou, et de dominer ainsi physiquement un système eurasiatique, ce que l'existence de l'océan Atlantique empêchait les Etats-Unis d'envisager », estime l'économiste Alain Cotta. (Crédits : Reuters)
LA CHRONIQUE DES LIVRES ET DES IDÉES. Dans quel monde allons-nous vivre ? Celui de « L'hypercapitalisme mondial » (éditions Odile Jacob) assure en titre le dernier livre d'Alain Cotta où l'économiste fait une description réaliste de notre (proche) avenir. La convergence des capitalismes d'entreprise et d'Etat animée par une « religion de l'argent » va déboucher sur une « nouvelle féodalité » et ses ordres - oligarchie des riches, classe moyenne homogénéisée et exclus -, qui garantira une stabilité pour plusieurs siècles.

Le capitalisme tel qu'il s'est développé depuis le 19e siècle a vécu, assure Alain Cotta dans son dernier ouvrage « L'hypercapitalisme mondial » (éditions Odile Jacob), métamorphosé sous l'impulsion d'une double révolution : digitale et politique. La première - objets connectés, Intelligence artificielle (IA), Big Data, réseaux... - bouleverse notre vie quotidienne, non seulement professionnelle et sociale mais aussi privée. La deuxième a favorisé sous l'impulsion de la mondialisation des échanges commerciaux la montée en puissance des économies émergentes.

Tout cela a produit « deux capitalismes, l'un occidental, d'Entreprise, l'autre plus oriental, d'Etat », ce dernier accordant la préséance accordée au politique sur l'économique. Le premier, privé, représenté par les Etats-Unis, s'est imposé en à peine moins d'un siècle. Le deuxième public, représenté par la Chine, comble son retard en quelques décennies, notamment grâce à l'accès rapide aux technologies dont dispose déjà l'Occident.

Mettre fin à l'hégémonie du dollar

La lutte entre ces deux capitalismes pour obtenir le leadership mondial ne laisse pas de place pour une coexistence pacifique. Ainsi la Chine vient d'ouvrir une « nouvelle » Route de la soie afin de « de sortir, pour la première fois, de son espace continental pour s'en aller jusqu'à Dunkerque en passant par l'Oural et Moscou, et de dominer ainsi physiquement un système eurasiatique, ce que l'existence de l'océan Atlantique empêchait les Etats-Unis d'envisager », remarque Alain Cotta. Sans compter que la Chine ne cache pas son intention de mettre fin à l'hégémonie du dollar, monnaie dans laquelle sont libellées les trois quarts des transactions dans le monde, et véritable bras armé des Etats-Unis.

Cette lutte ne risque-t-elle pas de déboucher sur une guerre totale entre les deux camps, ou de créer les conditions d'un événement inédit lié à la démographie ou aux migrations - un « Cygne noir » selon le concept popularisé par Nassim Nicolas Taleb - qui les emportera ? Alain Cotta penche davantage pour une convergence progressive des deux capitalismes, contrôlée et dirigée par un « clergé » cosmopolite issu du triomphe de la religion de l'argent.

La domination du capital financier

C'est que ce mouvement s'accompagne d'un fait historique inédit jusqu'alors, la domination du capital financier qui génère une rente croissante pour les hyper-riches. Alain Cotta rappelle qu'il pèse désormais 60% de l'économie (300 trillions de dollars contre 200 trillions de dollars pour l'économie dite réelle). Ce renversement est le fruit d'un large mouvement alimenté par la dérégulation, la dématérialisation des flux financiers, les taux bas... mais aussi des stratégies des acteurs financiers. Par exemple, en investissant dans un même secteur, les grands fonds de gestion patrimoniale réduisent la concurrence entre entreprises, faisant augmenter les prix au détriment des consommateurs. Ou encore en préférant les liquidités à l'investissement comme l'illustre le cas récent d'Apple, qui va consacrer 100 milliards de dollars à ses actionnaires.

Outre la finance, l'« envahissement planétaire du capitalisme » s'appuie sur la recherche incessante de « l'innovation ». La notion, nouveau mantra du discours économique, est devenue synonyme de succès financier. "L'innovation en tout genre, portée par la propriété de moyens de production, matériels ou immatériels, jouit désormais, en moins d'une génération, de toutes les vertus. L'argent qui en assure la création et le développement, ainsi qu'une manne, autrefois céleste, aujourd'hui financière, a tout simplement acquis un statut quasi religieux", explique Alain Cotta.

Une vie quotidienne augmentée

Et cette nouvelle superstructure religieuse, cette « nouvelle féodalité » selon le mot de l'auteur, a de plus en plus d'adeptes. En réalité, l'avènement de l'hypercapitalisme ne semble pas rencontrer de véritable opposition. Même critique, la majorité de la population mondiale adhère au principe d'un confort d'une vie quotidienne augmentée, grâce aux progrès de l'intelligence artificielle qui sera demain « maîtrisée dans tous ses usages ».

Comme au Moyen Age, la nouvelle féodalité est constituée de trois ordres : les hyperiches (1/5e de la population), qui vont devenir de plus en plus riches grâce à la rente croissante générée mécaniquement par la financiarisation de l'économie mondiale. L'immense classe moyenne (3/5e de la population), qui tendra vers l'uniformisation tant en terme de revenus que de mode de vie, contribuera à légitimer l'hypercapitalisme grâce à sa demande solvable et au paiement des impôts. En échange, ce dernier lui garantit d'une amélioration de sa vie quotidienne - santé et loisirs - via les nouvelles technologies.

Enfin, les exclus (1/5e de la population), qui n'arrivent pas ou plus à intégrer le marché du travail - les vieux, les jeunes, ceux qui sont en incapacité physique ou mentale... - bénéficieront des programmes sociaux.

Une richesse qui n'est pas liée à un bien matériel

Quant aux détenteurs du pouvoir politique, leur principale tâche consistera à lever les impôts auprès de la classe moyenne pour assurer les services à la population et financer les programmes sociaux. Aussi la nouvelle féodalité des hyperriches pourrait se maintenir durant des siècles, car sa rente n'est pas liée à un bien matériel (comme la terre à l'époque du Moyen Age) et elle a les moyens de neutraliser ceux qui pourraient la contester en s'appuyant sur les Etats et la gestion de leurs gouvernements.

En effet, ceux qui pensent que les nations et leurs Etats vont se dissoudre « dans la parousie libérale » se trompent tout comme ceux qui, comme l'illustre la montée du populisme, s'imaginent que la nation est une protection contre la puissance de l'hypercapitalisme. Au contraire, c'est une condition nécessaire à sa perpétuation.

On l'aura compris, le livre d'Alain Cotta va à rebours des prophètes de la mondialisation heureuse, ou encore des nouveaux optimistes. Pour autant, il ne tombe pas dans la morosité des Cassandre du déclinisme ou des nostalgiques. La force de son livre réside dans une description froide et analytique qui mobilise tous les savoirs de l'économie, de l'histoire, de l'anthropologie et de la géostratégie pour nous alerter que le changement en cours va contraindre l'humanité à s'adapter à une nouvelle ère de l'histoire. En cela, son propos se veut davantage celui d'un éclaireur que d'un prophète. Nous voilà avertis.

Alain Cotta "L'hypercapitalisme mondial", éditions Odile Jacob, 202 pages, 20 euros.