La croissance d'Internet en péril en France

Le développement du réseau pourrait être freiné par le manque d'adresses. Par Charles Cuvelliez, chargé d'enseignement, Ecole Polytechnique de Bruxelles (ULB)

Le retard qu'accuse la France dans le déploiement d'IP V6, les nouvelles adresses d'Internet, préoccupe les autorités au point d'avoir mandaté l'ARCEP pour une étude, rendue publique le 30 septembre. Faut-il réellement s'inquiéter ?

La pénurie d'adresses IP v4, cette ressource qui donne à chaque terminal une adresse pour être visible sur internet et l'utiliser, est irrévocable. Aux premiers âges d'internet, son espace d'adressage prévoyait quelques milliards d'adresses, donc de terminaux connectés. On n'imaginait pas que le succès d'Internet en exigerait bien plus. Dès les années 90, son successeur, IP v6, a été prévu et standardisé mais avec un défaut majeur : celui de ne pas prévoir de rétro-compatibilité avec IP v4 ! C'est en septembre 2014 que la distribution des adresses du dernier bloc IP v4 alloué à l'Europe par l'IANA a commencé.

Règles restrictives

On en a jusque 2021, certes, mais avec des règles si restrictives et en volume si limité pour les faire durer que de nombreux acteurs sont en situation de pénurie. Il y a déjà bien plus de terminaux que d'adresses IP v4. Il existe déjà des méthodes pour qu'une adresse IP v4 soit partagée entre plusieurs terminaux chez soi, via le protocole NAT dans la box mais aussi au niveau des opérateurs via le protocole CGN mais à terme ils affecteront les performances d'Internet pour tout un chacun. Le protocole IP v6 a un espace d'adressage bien plus grand de l'ordre de 10 à la puissance 38 adresses contre 10 à la puissance 9 pour les adresses IP v4. Si IP v6 était déjà déployé, l'internet des objets n'utiliserait pas son propre adressage et serait intégré à Internet, ce qui n'est pas (encore) le cas chez les pionniers de l'IOT. Le risque de ne pas migrer totalement vers l'IP v6 est d'avoir un Internet à deux vitesses qui ne pourront plus se parler avec l'un des deux seulement capable d'avoir un futur.

L'Allemagne, les USA et la Belgique en tête

Les chiffres collectés par l'ARCEP font frémir : la proportion d'utilisateurs dotés d'adresses IP v6 n'est en France que de 11 % contre 24 % en Allemagne ou 42 % en Belgique. Pourtant, le pourcentage des sites web qui offrent des contenus adressables en IP v6 se monte à 50 % en examinant les 500 sites les plus consultés (il suffit de vérifier que le nom du site a bien une adresse IP v6). Hélas, note l'ARCEP, les sites gouvernementaux à plus forte audience ne montrent pas l'exemple : ils ne sont pas compatibles avec IP v6. 70 % des réseaux de transit, ceux utilisés par les FAI et les fournisseurs d'applications et de contenu sont aussi IP v6. Ce n'est pas étonnant, pour l'ARCEP : ces réseaux ont une activité qui va au-delà de la France et ont intérêt à anticiper le passage vers IP v6. Enfin, de l'enquête menée par l'ARCEP, il ressort que tous les fabricants de terminaux commercialisent des appareils IP v6 tandis que les anciens encore en circulation peuvent via une mise à jour logicielle aisément migrer vers IP v6. Ces disparités sont inquiétantes : un fonctionnement optimal d'IP v6 et surtout sa généralisation impose que tous les maillons de la chaîne soient alignés dans le déploiement et surtout motivés à le faire. Et tout pointe vers les FAI qui ne sont tout de même pas les premiers venus, ni de petits acteurs.

Que le top 500 des sites web soit déjà à 70 % orienté IP v6 ne saurait surprendre : la plupart de ces sites sont financés par la publicité. Ils ne peuvent se permettre de ne pas garantir que la publicité qu'ils hébergent atteindra bien tous les internautes, IP v4 ou pas. Or en Asie, on a déjà commencé à ne plus donner que des adresses IP v6 aux nouveaux internautes. D'autres chiffres semblent montrer que le bât blesse chez les FAI : c'est ainsi que les adresses .fr sont compatibles IP v6 à 64 % mais que les requêtes reçues des internautes par les mêmes serveurs qui gèrent les noms de domaines .fr ne se montent qu'à 18 %. Il n'existe hélas pas d'observatoire si les applications d'Internet (et pas uniquement les sites web) sont bien IP v6.

Pourquoi l'Allemagne, la Belgique et les USA font mieux

Des pays comme l'Allemagne et les USA ont pu compter sur l'initiative de grands FAI qui ont décidé de passer à l'IP V6. En Belgique, ce sont les pouvoirs publics qui ont poussé les opérateurs à généraliser l'IP v6. Ils ont été aidés par la course technologique que se livrent les opérateurs câble et cuivre dans ce pays : ce sont les nouvelles box déployées chez les particuliers qui boostent l'IP v6. L'ARCEP ne se veut pas pessimiste pour autant avec un doublement de la pénétration de l'IP v6, dit-elle, en France chez les utilisateurs finaux entre février et mai 2016.

L'ARCEP énumère ensuite les freins au passage à l'IP V6 : à part démultiplier le nombre d'adresses, le protocole IP v6 ne contient aucune réelle nouveauté. Celles qu'elle contenait à l'origine ont été reprises à d'autres niveaux du protocole Internet ou ont été rétro-portées sur IP v4. L'absence de coordination entre tous les acteurs de la chaine Internet font qu'aucun ne se lance tant que les autres ne s'y engagent pas. Si un maillon de la chaîne décide de rester en IP v4, c'est toute la chaîne qui doit se replier en IP v4. Cette coordination, dit l'ARCEP est d'autant plus difficile qu'elle requière une dimension internationale. Mettre en œuvre le protocole IP v6 demande une courbe d'apprentissage et un retour d'expérience entre acteurs, qui ne peut encore se faire à grande échelle vu la faible empreinte d'IP v6 sur l'Internet français. Le déploiement progressif d'IP v6 demandera à IP v4 de coexister. Ce n'est pas de gaieté de cœur que les acteurs de l'Internet maintiennent IP v4 et IP v6 simultanément; si on leur donnait une date de fin d'IP v4, cela les motiverait plus que l'idée de maintenir sans fin deux réseaux IP v4 et IP v6.

En tous cas, prévient l'ARCEP, le maintien d'IP v4 avec les solutions pour partager une adresse IP v4 entre plusieurs utilisateurs ne peut subsister indéfiniment ! Sans compter le marché parallèle des adresses IP V4 : une adresse IP v4 se revend désormais 10 EUR sur un marché très opaque. Le protocole IP v4 CGN, qui permet de partager une adresse IP v4, a lui nécessité des coûts importants de développement par des services en lignes utilisant le protocole pair à pair. Cet impact d'un protocole fonctionnant au niveau de la couche réseau vers les applications sophistiquées aux couches supérieures remet en cause le modèle même du développement d'applications sur Internet : ne pas devoir s'occuper, quand on programme, comment, à bas niveau, les paquets et le trafic est routé/acheminé et traité (modèle en couches).

L'ARCEP a raison de mettre en garde le pays contre le retard que pourrait avoir la France par rapport à ses voisins qui avancent à marche forcée vers l'IP v6. L'internet des objets en serait la première victime elle qui a besoin d'adresser tous les objets connectés qui s'annoncent par milliards.  L'IP v6 permettrait d'assigner des adresses non pas au niveau des terminaux mais des logiciels mêmes, ce qui augmenterait la sécurité et la résilience et la performance des applications qu'on utilise.

Les remèdes

L'ARCEP livre ensuite ses remèdes : il y a d'abord l'exemple à montrer de la part de l'Etat en mettant tous ses sites en IP v6. C'est vrai, c'est la moindre des choses. Il faut ensuite généraliser l'enseignement de l'IP v6, mettre en place des forums et la coordination entre parties prenantes pour qu'ils s'émulent mutuellement et s'échangent les bonnes pratiques. Mais surtout, mieux informer l'utilisateur va le pousser à choisir un FAI qui lui proposera l'IP v6 si on le convainc que les performances seront meilleures et qu'il a un Internet chez lui paré pour le futur. Et si on lui explique les limitations de partager une adresse IP v4 avec des inconnus, cela ira d'autant plus dans le même sens. Enfin et surtout il faut préparer la fin de l'IP v4 avec un effet de bascule que le régulateur ou les autorités pourront rendre obligatoire pour ne pas obliger tous les acteurs d'internet à maintenir indéfiniment deux protocoles.

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