Nous vivons dans un monde de moins en moins violent... et nous ne le savons pas

Par Robert Jules  |   |  1220  mots
Steven Pinker. (Crédits : Rose Lincoln / Harvard University)
LA CHRONIQUE DES LIVRES ET DES IDÉES. Dans « La part d'ange en nous » (éditions Les Arènes), Steven Pinker, professeur de psychologie à l'université de Harvard, montre chiffres à l'appui que le nombre de morts par violence (rapporté à la population) tend à diminuer dans l'histoire humaine. Une thèse qui va à rebours de notre perception habituelle. Pourquoi il y a une telle différence entre les faits et notre attitude spontanée ? C'est à quoi répond cet essai passionnant de plus de 1.000 pages, bestseller international enfin traduit en français dans une édition mise à jour.

Jamais nous n'avons vécu à l'échelle de l'histoire dans un monde où le nombre de victimes tuées par violence est si faible (rapporté à la population). Telle est la thèse pour le moins surprenante avancée par le psychologue Steven Pinker. Dans « La part d'ange en nous » (éditions Les Arènes), belle expression inspirée d'Abraham Lincoln qui donne son titre à ce pavé de plus de 1.000 pages, ce professeur à l'université d'Harvard, spécialiste de psychologie évolutionniste et de sciences cognitives, avance des données chiffrées, mais s'interroge aussi sur l'évolution historique des rapports de l'homme à la violence. Comment en effet est-on passé en Europe d'un taux d'homicide de 100 par an pour 100.000 habitants au XIVe siècle, à 10 au XVIIe siècle et à 1 de nos jours, alors même que nous pensons spontanément que le XXe siècle avec ses deux guerres mondiales, ses régimes totalitaires et ses guerres coloniales fut le pire de notre histoire ?

Processus de civilisation

Pour y répondre, Pinker a fait un travail colossal de compilation de toutes les données existantes sur le sujet, recueillies auprès des sources disponibles. Ainsi, établit-il que le passage il y a 5.000 ans des sociétés de chasseurs-cueilleurs aux premières civilisations agricoles, qui voient l'émergence des villes et des gouvernements, a entraîné une division par dix du taux de mort violente. Et les cinq cents ans qui séparent la fin du Moyen-âge du XXe siècle a vu le taux d'homicides diviser également par dix, en raison du « processus de civilisation », comme le nomme Pinker.

Ce processus apparaît plus particulièrement aux XVIIe et XVIIIe siècles - ceux des Lumières - avec la naissance de mouvements de pensée qui remettent en cause des formes de violence comme le despotisme, l'esclavage, la torture, les exécutions par superstition (les femmes accusées d'être des sorcières) et même la cruauté envers les animaux (dénoncée entre autres par Voltaire).

Le rôle des institutions internationales

Pinker distingue également la période de l'après-Deuxième guerre mondiale, qui a vu la guerre ouverte entre les grandes nations se transformer en « guerre froide » bien moins mortelle. C'est d'ailleurs à ce moment-là que les institutions internationales, comme les Nations unis, se mettent en place. Souvent décriées pour leur impuissance, Pinker montre chiffres à l'appui que ces institutions ont au contraire permis des progrès certes lents mais bien réels pour réduire la violence dans le monde.

Et cette tendance s'accélère. Depuis la chute du mur de Berlin en 1989, la moyenne du nombre de victimes tuées dans des conflits s'élève à 0,5% pour 100.000 combattants. Si la première guerre du Golfe (1990-1991) a causé 23.000 morts, et celle entre l'Éthiopie et l'Érythrée, 50.000 en 3 ans (1998-2000), cela reste largement inférieur au million de morts durant la guerre de Corée (1950-1953) et aux 1,6 million de morts de celle du Vietnam (1965-1975).

Ce qui ne signifie pas que violence est éradiquée comme en témoignent certaines tragédies en ce début de siècle. La fin de la guerre dans le Congo et les pays voisins (1998-2002), après le génocide rwandais, s'est ainsi soldée par un total de 5,4 millions de morts.

Disposition croissante à l'empathie

Au-delà de la froideur clinique des chiffres, le phénomène de la violence chez l'être humain répond à plusieurs motivations qu'explore longuement Steven Pinker : l'intérêt, la volonté de domination, le désir de vengeance, le plaisir du sadisme, ou encore l'entraînement idéologique. Mais ces motivations ont été freinées, voire entravées par le développement d'autres tendances. Il y a d'une part celles qui relèvent d'une disposition croissante à l'empathie, le sens moral, la maîtrise de soi ou encore notre capacité à raisonner pour pouvoir changer d'avis notamment en remettant en cause les préjugés.

Mais il y a aussi des « forces exogènes » qui contribuent à cette baisse de la violence : l'émergence de l'État moderne (le Léviathan de Hobbes), l'extension du commerce et de la prospérité économique, qu'avait déjà souligné Adam Smith dans ses « Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations », la féminisation au sein des différentes cultures qui réduit la violence considérée comme un passe-temps spécifiquement masculin, l'extension du cosmopolitisme, le développement de la rationalité et le partage du savoir.

L'élargissement du cercle de la compassion

Tous ces phénomènes ont concouru au fil des siècles a poussé les hommes et les femmes à œuvrer à  « l'élargissement du cercle de la compassion », favorisé par l'extension de la démocratie et du droit.

Devant tous ces arguments, pourquoi la thèse de Pinker nous paraît spontanément paradoxale. D'abord, et il faut le souligner, il traite la violence comme un phénomène total avec des chiffres agrégés. Dès que l'on évoque un cas particulier, le regard change. Pour un Syrien aujourd'hui, la violence n'a jamais été aussi importante que ces dernières années. Notre perception dépend de l'information dont on dispose. Or, Steven Pinker souligne que le fait que l'information quotidienne tend à ne sélectionner que des exemples de mauvaises nouvelles (car « Plus ça saigne, plus c'est porteur », rappelle-t-il) favorise une vision pessimiste du monde dans lequel nous vivons. Grâce à notre cerveau, la cognition humaine tend à se remémorer davantage les exemples malheureux car « les gens fondent leur évaluation d'un risque sur la facilité avec laquelle ils peuvent se remémorer des exemples », écrit le spécialiste de psychologie évolutive.

Selon Pinker, cette évolution se reflèterait même dans une transformation biologique, grâce à la plasticité de notre cerveau, qui le fait évoluer en fonction des expériences auxquelles il est soumis.

Notre perception partielle et partiale du monde

Pinker montre également que notre perception du monde est par définition partielle et partiale. Il est nécessaire de s'appuyer sur des faits pour avoir une compréhension plus proche de la réalité de celui-ci. Nous avons un penchant naturel - un biais, diraient les psychologues - à dénigrer le monde dans lequel nous vivons et à idéaliser le passé.

Pinker n'est pas seul à le penser. Depuis quelques années, plusieurs auteurs s'inscrivent en faux contre l'opinion générale qui considère - dans le discours - que le monde va de moins en moins bien. Ils défendent au contraire les bienfaits réels du progrès en se fondant sur des données. Parmi ceux-ci, on retrouve Johan Norberg (« Non, ce n'était pas mieux avant »), Bjorn Lomborg (« L'écologiste sceptique »), ou encore Matt Ridley (« The rational optimist ») et Daniel Ben Ami (« Ferraris for all ») qui attendent toujours une traduction en français.

Évidemment, cela ne signifie pas qu'il existe une force inéluctable - un destin - qui améliorerait la condition humaine malgré les vicissitudes de l'histoire. Au contraire, les progrès réels restent fragiles, rappelle Steven Pinker, qui nous invite « à chérir les forces civilisatrices et éclairées ».

Steven Pinker « La part d'ange en nous », préface de Matthieu Ricard, éditions Les Arènes, 1043 pages, 27 euros.