Qu'on soit contre le personnage, ou séduit, il est toujours intéressant d'écouter Didier Raoult, le « professeur » qui ne cesse de déchirer la France en deux. Dans sa longue interview de L'Express publiée la semaine dernière, un passage mérite toute notre attention : « Je crois que je représente quelque chose d'un choc qui secoue le monde en ce moment : c'est-à-dire qu'on vient vous disputer le monopole de la parole. Ce « droit de dire » dont vous jouissiez - notamment, vous, les médias - on vous le dispute, on vous le vole. On s'en fout de vous. Maintenant, on dit les choses nous-mêmes ».
Les mêmes recettes que le candidat Macron
Par « nous-mêmes », Raoult s'englobe dans les réseaux sociaux, citant notamment You Tube où il peut facilement s'adresser à son public en postant des courtes vidéos... C'est une évidence encore sous-estimée : toute cette économie de la dés-intermédiation transforme radicalement nos sociétés, et fait trembler sur leurs bases toutes nos institutions. Didier Raoult ne fait qu'appliquer les mêmes recettes utilisées par Emmanuel Macron au cours de sa campagne présidentielle de 2017, lui qui voulait faire « turbuler » le « système », qui voulait renverser les vieux partis, qui se voulait « disruptif ».
Macron, Raoult, même combat ? N'en déplaise aux commentateurs parisiens, les deux personnages ont en réalité bien plus de points communs dans leurs stratégies respectives. Là encore, il suffit d'écouter le président tout juste élu en mai 2017, qui confiait au documentariste Bertrand Delais (nommé à la tête de la Chaîne Parlementaire) : « Les journalistes politiques n'étaient pas habitués à me suivre. Et on leur servait quelque chose qui était totalement nouveau pour eux. C'est-à-dire des meetings de trois heures ou quatre heures. On laissait la parole à des militants. (...) On assumait de ne pas parler aux médias politiques. Il y a eu beaucoup de frustrations. On nous a attaqué. Mais ça a donné une énergie au mouvement. Les gens ont compris qu'on les considérait ».
Le maître mot de la campagne Blitzkrieg d'Emmanuel Macron avait été « l'horizontalité ». Le futur président s'attachait d'abord à s'adresser à ses supporters, plutôt qu'aux journalistes chargés de le suivre, rechignant à leur parler en « off » au cours de ses nombreux déplacements, comme il le confiait avant sa victoire finale : « Je crois depuis le début à l'intelligence politique des Françaises et des Français. Les gens font beaucoup de polémiques, commentent, mais adorent la politique, et sentent les choses, au-delà des commentateurs de la vie politique. Les commentateurs ne servent pas à grand chose dans cette affaire. Mais le cœur de la relation, c'est dans un regard, des réactions à certains moments, dans un geste. La politique, c'est un geste ». Un homme, un public.
La révolution des réseaux sociaux
Pour le meilleur et pour le pire, l'ère des réseaux sociaux a permis cette révolution. Lors de sa campagne, le candidat Macron a donc cherché à développer la meilleure « relation client » possible avec l'électeur potentiel, plutôt que de cultiver une connivence protectrice avec les journalistes politiques, allant jusqu'à se victimiser face au « système politico-médiatique qui n'a jamais cru en nous » ! Sentiment étrange alors que la presse a abondamment couvert son aventure politique...
Mais revenons à Didier Raoult. Toujours dans L'Express, il ajoute : « Sur les réseaux sociaux, il y a le pire, mais aussi le meilleur. Tandis que dans la presse traditionnelle, il n'y a pas le meilleur. C'est le mainstream, et ce n'est pas intéressant. Tout le monde voit que vous êtes en chute libre. Quand je fais une vidéo, j'ai trois fois le tirage du Monde. Alors oui, peut-être qu'en ce sens je représente quelque chose ». Très froidement, le scientifique en revient donc aux chiffres, à l'audience, manière froide et immédiate de mesurer son influence. En cela, il est aussi un homme de pouvoir. Ses ennemis s'appellent les labos pharmaceutiques, les technocrates... Là aussi, on peut faire un parallèle. Mais avec une autre figure politique : Jean-Luc Mélenchon. Le héraut de la « France Insoumise », mouvement ad hoc lancé un an avant la présidentielle de 2017. Un mouvement, un chef.
Déjà, en 2013, le leader de gauche avait tout compris des évolutions profondes de notre agora politique. Dans la revue Charles, consacrée à la vie politique, il utilisait d'ailleurs les mêmes mots que ceux employés aujourd'hui par Didier Raoult, alors qu'il ne souhaitait plus répondre aux questions des journalistes de Libération (il en est revenu depuis...) : « je ne les vois plus, je ne réponds plus à leurs questions, je ne leur adresse plus la parole... Je ne veux plus rien avoir à faire avec eux, jamais, d'aucune manière. Car ils ne sont rien. Leur canard, c'est 40.000 exemplaires tous les jours, mon blog me rapporte plus ! Si j'ai une page entière dans Libé, en admettant que 20% des lecteurs s'intéressent à Mélenchon, cela fait 10.000 personnes qui lisent ma page... 10.000 personnes qui vont être infectées par une position qui n'est pas la mienne, un titre qui n'est pas le mien et une image de moi où je suis représenté comme un fou. Mon blog, c'est 6.000 personnes par jour. La moindre de mes notes, c'est 20.000, 30.000 lecteurs. Qu'est-ce que j'en ai à foutre de Libération ?! Ils racontent ce qu'ils veulent, ça ne change jamais, c'est continuellement des saloperies sur mon compte, venimeuses, méchantes, perverses... C'est leur style à eux. Comment peut-on dire ? "Gnagnagna !" ». Là aussi, le poids des mots... et des chiffres.
Haro sur les "experts"
Dans tous ces cas exposés, on retrouve une constance : la défiance à l'égard des commentateurs auto-proclamés, haro sur les « experts ». Tout médiateur est proscrit, balayé, journalistes inclus donc. Ces derniers jours, le patron de Sud Radio, Didier Maïsto balance d'ailleurs un pavé dans la marre, en publiant Passager clandestin, un essai revenant sur son parcours personnel, véritable déclaration d'amour au mouvement des Gilets Jaunes (Éditions Au Diable Vauvert, 20 euros). Et le patron de médias ne se prive pas de s'en prendre aux journalistes stars, et « autres clones audiovisuels ». « Tous ces people adorent le peuple et « le comprennent ». Ils sont « solidaires ». De loin. Pas question en revanche, que leur quotidien confortable soit impacté, ne serait-ce qu'à la marge. Je montre leur duplicité, les réseaux sociaux s'enflamment. Mes publications et vidéos sont désormais massivement partagées, les Français qui n'ont jamais droit au chapitre n'en reviennent pas de découvrir un responsable de média formuler sans ambages ce qu'ils constatent et ressentent depuis tant d'années ».
En 2020, comme en 2011, lors des printemps arabes, la technologie permet l'élargissement de la citoyenneté. Le slogan de Nike, Just do it, emprunté aux mouvements de 1968, devient possible pour le plus grand nombre, dépassant les frontières sociales. Justement, face à ce mouvement inexorable, nombreux sont les représentants des institutions contestées à se retrouver en plein stress. Ceux-là sont souvent nostalgiques des propos d'Emile Boutmy, le fondateur de l'Ecole libre des sciences politiques (Sciences Po), tenus en 1872 : « Contraints de subir le droit du plus nombreux, les classes qui se nomment elles-mêmes les classes élevées ne peuvent conserver leur hégémonie politique qu'en invoquant le droit du plus capable. Il faut que derrière l'enceinte croulante de leurs prérogatives et de la tradition, le flot de la démocratie se heurte à un second rempart fait de mérites éclatants et utiles, de supériorité dont le prestige s'impose, de capacités dont on ne puisse pas se priver sans folie. ». Cet argument de la compétence était aussi celui d'Emmanuel Macron. L'épisode de l'épidémie a fini par le mettre à mal. Durablement. Les « experts » sont tombés de haut. La défiance à l'égard des institutions et des pouvoirs s'en trouve décuplée dans le monde entier.
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