Free Mobile, deux ans après : un marché à quatre, jusqu’à quand ?

Par Delphine Cuny  |   |  1438  mots
Deux ans après le lancement du quatrième opérateur, le secteur de la téléphonie mobile en France est à un tournant. Regain de guerre des prix, discussions de partage de réseau entre SFR et Bouygues, rumeurs de fusion : y aura-t-il encore quatre opérateurs à la fin de l’année ? Même Bercy n’est plus opposé à un rapprochement. Décryptage.

Un « tsunami. » L'arrivée du quatrième opérateur, Free Mobile, le 10 janvier 2012, a souvent été comparée à un cataclysme. En deux ans, le nouvel entrant a conquis de l'ordre de 8 millions d'abonnés selon les estimations des analystes (7,4 millions à fin septembre) soit une part de marché de 12% environ. Aux dépens de ses concurrents mais pas seulement : le marché s'est élargi, grâce aux offres ultra low-cost (moins de 5 euros). Orange, SFR et Bouygues Telecom ont retrouvé le nombre de clients qu'ils avaient avant l'arrivée de Free, si l'on inclut leurs marques low-cost Sosh, Red et B&You qui en comptent autour de 2 millions chacune - soit, respectivement, environ 26, 21 et 11 millions.Mais les factures mensuelles ont drastiquement chuté, de 25% en moyenne en deux ans à 18 euros hors taxe, au bonheur des consommateurs, mais au grand dam des opérateurs « historiques » et de leurs actionnaires. Cependant, le marché n'est pas le champ de ruines prédit il y a deux ans. Par exemple, Virgin Mobile, dont de nombreux acteurs pronostiquaient le rachat avant la fin de 2012, est toujours là, même s'il a perdu des parts de marché.

Déclaration de guerre et projet de noce

Le paysage s'est simplifié, recentré autour de quatre opérateurs intégrés et quelques acteurs périphériques, comme Virgin, NRJ Mobile (adossé au Crédit Mutuel) et Numericable dans le fixe. D'autres opérateurs virtuels, notamment ceux de la grande distribution, ont disparu, se faisant racheter. Les acteurs les plus touchés sont d'ailleurs les distributeurs spécialisés en téléphonie, tels que la chaîne Phone House, qui a fermé ou cédé ses magasins en France. Même sur le plan boursier, les cours des opérateurs ont dépassé leurs niveaux d'avant la vague Free, de 20% pour Bouygues, pas seulement grâce aux télécoms (la remontée de TF1 y est pour beaucoup), et de 15% pour Vivendi, tandis qu'Orange reste en recul et qu'Iliad, la maison-mère de Free, a flambé de 70%. Mais le calme n'est pas revenu pour autant. La frénésie d'annonces sur la 4G le mois dernier et la déclaration de guerre des prix de Martin Bouygues dans le fixe promettent une année 2014 mouvementée. Sur le plan commercial et capitalistique aussi : SFR doit se séparer de Vivendi et entrer en Bourse en juin, ce qui pourrait faciliter des rapprochements, tandis qu'il discute ouvertement avec Bouygues d'un partage partiel de réseaux mobiles depuis cet été et que Free s'invite dans le jeu de crainte d'être marginalisé. Y aura-t-il encore 4 opérateurs fin 2014 ? Pas si sûr.

Bercy n'est plus opposé à une fusion

Même à Bercy, le ton a changé. Fleur Pellerin, la ministre à l'Economie numérique, a déclaré dans une interview fin décembre qu'elle avait trouvé, avec Arnaud Montebourg, le ministre du Redressement productif, « une situation où il y avait quatre opérateurs. Aujourd'hui, nous devons assumer les conséquences de décisions prises par d'autres [le gouvernement Fillon NDLR]. On ne peut pas décider d'un claquement de doigt d'en supprimer un. S'il y a des rapprochements, l'Autorité de la concurrence se prononcera. » Il y a un an, en janvier 2013, un an après l'arrivée de Free Mobile, elle assurait dans un autre entretien que « le gouvernement souhaite que le marché trouve son équilibre à quatre acteurs. Une concentration, qui impliquerait la disparition d'un opérateur, serait un constat d'échec, avec de lourdes conséquences sur l'emploi. »

Bouygues et son « appel à la consolidation »

Une inflexion du discours assumée au ministère, où les patrons des opérateurs ou de leurs maisons-mères, de Xavier Niel à Martin Bouygues, ont été reçus les uns après les autres ces dernières semaines. « La situation n'est plus la même : l'an dernier, les acteurs se disaient subclaquants, même si certains jouaient un peu la comédie. Aujourd'hui, l'annonce de guerre des prix dans le fixe de Martin Bouygues est interprétée comme un appel à la consolidation » explique un haut fonctionnaire de Bercy, qui observe que « Bouygues discute avec SFR mais son comportement tarifaire s'adresse à Free. » En effet, sans détailler l'offre à venir, Martin Bouygues a promis de faire faire « 150 euros d'économie par an aux abonnés du fixe, soit 12,5 euros par mois. Qui dit mieux ? Que Xavier Niel fasse la même chose s'il en est capable !» Or compte tenu du dégroupage à reverser à Orange (environ 9 euros par mois), une offre aussi basse semble intenable, à moins de proposer de l'Internet en 4G…Tout le monde s'interroge sur les intentions de Martin Bouygues, très attaché à sa filiale télécoms, son « bébé », mais qui est aussi un entrepreneur pragmatique : il pourrait aussi vouloir empêcher une fusion de Free et SFR ou de SFR et Numericable, sans s'embarrasser de sentimentalisme. Même Arnaud Montebourg n'aurait « pas de tabou sur l'idée d'une fusion » selon une source proche. Plusieurs combinaisons sont possibles, aucune avec Orange, l'opérateur historique, trop « gros » ; toutefois, un rapprochement SFR-Free serait problématique devant l'Autorité de la Concurrence. Le départ prochain du président très engagé de l'Autorité, Bruno Lasserre, pourrait plutôt faciliter les choses.

Pas un marché à 4 coûte que coûte

« Il n'y a pas de chiffre magique, trois ou quatre : l'objectif du gouvernement n'est pas de maintenir quatre acteurs coûte que coûte, mais l'investissement dans le très haut débit et l'emploi, un marché qui fonctionne. Si les opérateurs veulent impérativement aller à la consolidation, on ne va pas freiner la réorganisation du secteur. Il ne faut pas être contre-productif » décrypte-t-on à Bercy. Même l'Arcep, le gendarme des télécoms, qui a martelé jusqu'à présent que le bilan de la quatrième licence de téléphone est globalement positif malgré la baisse prononcée du chiffre d'affaires du secteur, n'envisagerait pas de s'opposer de tout son poids contre un rapprochement : « ça fait partie de la vie d'un secteur. Ce ne serait pas le premier pays où la délivrance d'une nouvelle licence aboutit à la consolidation quelques années plus tard » observe avec philosophie un haut fonctionnaire. Ce serait tout de même un peu rapide, par rapport aux autres marchés où le mouvement de « reconcentration » est intervenu plutôt cinq à six ans après l'arrivée d'un dernier entrant. « L'arrivée de Free a provoqué une accélération de la bascule du marché vers la data et le SIM-only (forfait sans téléphone), qui a entraîné un déplacement de la valeur et tué la poule aux œufs d'or de la voix » analyse un bon connaisseur du secteur. A Bercy, on reste convaincu que « le marché est structurellement rentable à quatre. Mais il faut avoir les reins solides. Tout dépend des stratégies patrimoniales des actionnaires », qui arbitrent entre préservation des marges et investissements.

Free Mobile a besoin d'un réseau national

Quant à Free Mobile, il lui faut un réseau national : le sien couvre actuellement en 3G « un peu plus de 60% de la population », confie une source interne, et doit atteindre 75% dans un an, selon les obligations de sa licence ! Il va lui falloir sérieusement accélérer la cadence. Racheter un acteur comme Bouygues Telecom lui permettrait d'avoir ce réseau national tout de suite, qui plus est avec la meilleure couverture de la population en 4G (63% de la population). Et l'itinérance qu'il paie à Orange (environ 500 millions d'euros par an) lui « coûte un bras, un demi-réseau par an ! » fait valoir un cadre haut placé de l'opérateur. Encore faudrait-il se mettre d'accord sur un prix. Or la valorisation implicite actuelle de Bouygues Telecom dépasse les 4 milliards d'euros, même si certains experts calculent des valeurs plus basses (2,5 milliards). « Pour Xavier Niel [qui possède 55% d'Iliad], c'est hors de question de mettre 4 milliards sur la table, soit la quasi totalité de sa fortune, même en papier, par échange d'actions, pour acheter Bouygues Telecom » assène un analyste. Mais d'autres événements de nature à bousculer le paysage peuvent se produire : un accord d'itinérance sur la 4G avec Orange, une acquisition de Numericable par un acteur du câble américain, ou de SFR par un Vodafone par exemple. « SFR n'ira pas jusqu'à l'introduction : il y aura une opération de M&A (merger & acquisition) avant, avec l'un des acteurs du marché, un étranger ou un fonds » prédit un dirigeant d'opérateur. Bref, il va y avoir du sport et les paris sont ouverts.