Free et Bouygues Telecom, un mariage inévitable (acte II) ?

Par Delphine Cuny  |   |  1136  mots
Xavier Niel est-il prêt à diluer sa participation dans un ensemble fusionné Free-Bouygues Telecom ? (Crédits : Reuters)
Le rachat de SFR par Numericable, préféré à Bouygues par Vivendi, relance les rumeurs de fusion entre la filiale du groupe de BTP et le quatrième opérateur. Si l'obstacle psychologique semble levé, la question de la valorisation demeure.

Retour à la case départ. La vente de SFR à Numericable définitivement approuvée par le conseil de surveillance de Vivendi ce week-end, « tout le monde se pose la question de la prochaine étape » reconnaît un dirigeant d'opérateur. Aux yeux des investisseurs, la cause est entendue : Bouygues (-5,95% en Bourse lundi) et Free (-5,45% pour l'action de la maison-mère Iliad) sont les perdants de ce mariage câble-mobile. « Martin Bouygues n'a guère d'autre choix que de négocier une cession ou une fusion de Bouygues Telecom avec Iliad » considèrent sans détours les analystes de la Société Générale dans une note à leurs clients lundi. De nombreux courtiers aboutissent à cette conclusion, car le numéro trois français du mobile est désormais à peine bénéficiaire et génère peu de cash flows, donc de dividende pour la maison-mère. Les rumeurs sont reparties dès ce week-end : Le Figaro évoquait un prix de 5 milliards proposé par Free, inférieur aux 8 milliards demandés par Bouygues, Les Echos « une fusion entre égaux », où chacun détiendrait 35% du capital, défendue par la banque Rothschild, conseil de Bouygues. « Les banquiers sont dans la prophétie auto-réalisatrice » raille un dirigeant des opérateurs concernés.

 

Les banquiers d'affaires sur les dents

« Première nouvelle ! Il n'y a rien du tout aujourd'hui, tout le monde s'enflamme, mais il n'y a pas eu de discussions ce week-end » assure ce dirigeant. Dans l'heure qui a suivi l'annonce de Vivendi, les messageries électroniques des dirigeants des deux entreprises ont été bombardées de courriers de banquiers d'affaires proposant des rendez-vous dans la semaine pour aborder les options possibles. « Il faut que Martin Bouygues et Xavier Niel digèrent leur déception » tempère un analyste. « Bouygues se trouve dans une impasse stratégique » martèlent tous les connaisseurs du secteur. Ce qui n'est pas le cas de Free, toujours en forte croissance, même s'il aurait pu gagner quatre ans sur son plan d'affaires initial.

Mais « plus de hold-up possible sur le réseau de Bouygues » relèvent les analystes d'Oddo : Free aurait pu mettre la main sur un réseau mobile national, leader en couverture 4G, et des fréquences, pour 1,8 milliard d'euros, ce qui lui aurait permis de créer un « super Free » autonome, sans recourir à l'itinérance sur le réseau d'Orange, à moindre frais. Son réseau en propre couvre actuellement près de 65% de la population et devrait atteindre 70% cet été. Or un rachat de Bouygues Telecom lui coûterait trois fois plus cher, au moins 5 à 6 milliards d'euros. « Dans la tête de Xavier Niel, Bouygues Telecom ne vaut pas plus de 5 milliards. Il préfèrerait même le racheter pour un euro symbolique au tribunal de Commerce ! » lance un analyste qui considère que l'autre problème, au-delà d'un accord sur le prix, sera la volonté de garder le contrôle : « Niel ne voudra pas détenir moins de 50% du capital », niveau auquel il se situe déjà plus ou moins, même s'il peut sans doute réinjecter une partie de sa fortune personnelle (immobilier, placements) pour se renforcer. « Xavier Niel est-il prêt à diluer sa participation dans un ensemble fusionné Free-Bouygues Telecom alors qu'il n'a pas un besoin impératif de cette opération ? » s'interroge, dubitatif, un autre expert. En janvier, les analystes d'Oddo estimaient qu'un rachat de SFR par Numericable était probable à 80% et celui de Bouygues Telecom par Iliad à 40%.

 

Tabous brisés chez les salariés de Bouygues

L'obstacle « psychologique » à un mariage entre les frères ennemis des télécoms semble avoir disparu. Le PDG de Bouygues Telecom, Olivier Roussat, a souligné dans un message interne aux salariés que la maison-mère avait « ouvert le champ des possibles », chacun comprenant l'allusion à l'accord signé avec Free. Un représentant syndical de Bouygues Telecom confie que « l'accord conclu avec Free a permis de briser les tabous dans la tête des salariés. Il y a un an, quand on prononçait le nom de Free, on jetait de l'eau bénite » ironise-t-il, tout en constatant que « pour survivre, il va falloir changer notre modèle. C'est positif que l'on regarde désormais la situation de manière plus rationnelle et industrielle, et non plus en fonction des égos. » Mais la question des « égaux » demeure : comment envisager une fusion entre égaux quand Iliad pèse 11,5 milliards d'euros, plus que le groupe Bouygues dans son ensemble (BTP, TF1, Colas, Immobilier, télécoms), qui capitalise 9,2 milliards, et que les analystes valorisent tout au plus la branche télécoms 5 à 7 milliards d'euros ?

« Iliad est passé devant Bouygues Telecom en nombre total d'abonnés fixe et mobile, en Ebitda (excédent brut d'exploitation) et en investissement brut. Il n'y a qu'en chiffre d'affaires que Bouygues est encore devant [à 4,7 milliards contre 3,6 milliards NDLR] » fait valoir un bon connaisseur du secteur.

Un tel rachat, in fine, « ce serait un enterrement de première classe de la marque Bouygues Telecom, à part peut-être dans le segment pro et premium, mais Bouygues était déjà prêt à le faire en se mariant à SFR » relève, philosophe, un analyste.

 

Une valorisation « plancher » du réseau Bouygues très basse

Même si les conditions étaient particulières, pour obtenir le feu vert de l'Autorité de la concurrence, le fait que Bouygues ait été prêt à brader à Free l'intégralité de son réseau, évalué auparavant entre 2,8 et 3,8 milliards d'euros par les analystes, à seulement 1,8 milliard, pose une valorisation plancher très basse dont il est difficile de faire abstraction. La base client pourrait valoir 1,5 milliard d'euros, sur la base de 120 euros par abonné, selon les évaluations d'Oddo. Les synergies seraient importantes, de l'ordre de 4,4 milliards d'euros, dont 40% au profit de Bouygues. « C'est un mariage à la fois impossible et inévitable » sourit un proche du dossier. Une union qui bénéficierait de la bénédiction du nouveau ministre de l'Economie, du Redressement productif et du Numérique, Arnaud Montebourg, qui a évoqué ce week-end « la consolidation inéluctable à l'échelle européenne » et rappelé sa « vision industrielle du secteur », favorable au retour à trois opérateurs mobiles pour stimuler l'investissement et garantir le maintien de l'emploi.

Free n'est pas forcément pressé de conclure, même si les synergies seraient supérieures en cas de mariage rapide. Aussi « Bouygues ne doit pas être trop gourmand » fait valoir un analyste. Car le groupe a plus à perdre à faire traîner les choses, en termes de synergies et de valorisation. Personne ne croit vraiment à un statu quo, dans lequel Bouygues Telecom essaierait de « faire le dos rond, en espérant être un peu plus rentable », observe ce courtier. « L'histoire n'est pas finie » conclut un cadre de Bouygues Telecom, convaincu du pragmatisme de l'actionnaire Martin Bouygues.