Mariage Orange-Bouygues Telecom, trop beau pour être vrai ?

Par Delphine Cuny  |   |  1364  mots
Tous les acteurs du secteur, y compris Free, auraient à gagner de cette éventuelle fusion, pourtant complexe à mettre en œuvre. La Bourse applaudit, les salariés sont plus circonspects.

Un rachat de Bouygues Telecom par Orange ? Un scénario « surprenant de prime abord mais crédible et favorable à tous les opérateurs » selon les analystes du courtier Oddo. Les cours de Bourse des acteurs français des télécoms se sont d'ailleurs envolés ce vendredi, à l'annonce de discussions entre l'opérateur historique et la filiale du groupe de BTP. L'action Bouygues a bondi de 4,4%, celle d'Orange de 1,5%. Mais c'est Free qui en a le plus profité, le titre de sa maison-mère Iliad flambant de 6,14%. Seul Vivendi a légèrement reculé (-0,15%), tandis que Numericable, qui a annoncé être entré en négociations exclusives en vue du rachat de Virgin Mobile, a gagné 2,7%. Analystes et investisseurs n'ont qu'une expression à la bouche : l'effet « market repair », autrement dit la fin de la guerre des prix et l'espoir d'une remontée des marges bénéficiaires, en cas de retour à trois opérateurs mobiles.  Numericable et SFR aussi auraient à gagner de cette accalmie afin de faire remonter les profits et rembourser la dette.

Pour Free, ce serait « le retour du deal en or », à savoir le rachat du réseau et des fréquences de Bouygues Telecom, pour un prix bradé de 1,8 milliard d'euros négocié à l'époque en mars en cas de rachat de SFR. Une façon de gagner deux ans sur son plan de marche en héritant d'un réseau mobile national complet et de devenir un "super Free".

Trop gros pour passer devant le gendarme de la concurrence ?

Pour autant, rien n'est fait : le Premier ministre Manuel Valls a même appelé à la retenue au sujet de « rumeurs qui ont d'ailleurs été démenties par les intéressés », du moins sur l'imminence d'un accord. Surtout, rien n'est acquis : de nombreux analystes se montrent circonspects à l'égard d'une opération qui serait compliquée, notamment vis-à-vis des autorités de concurrence. « Un mariage des deux créerait un acteur trop gros, surtout dans le mobile [près de 50% de part de marché]. Même en s'engageant à la revente du réseau et de fréquences à Free, ce serait encore potentiellement trop gros : il faudrait céder des clients mobiles » considère un haut fonctionnaire bien au fait du sujet. Les « remèdes », les solutions négociées pour obtenir un feu vert, s'annonceraient très lourds. Au final, on aboutirait à une vente par appartements de Bouygues Telecom (réseau mobile et fréquences, boutiques, branche entreprises, etc) et à une sortie de Bouygues du secteur des télécoms, même dans l'hypothèse où le groupe de BTP deviendrait actionnaire de l'opérateur historique : ce serait une participation (estimée à 10%). « Pour Martin Bouygues, cela revient à la même chose que vendre à Iliad sauf en termes d'affichage, c'est une façon de sauver la face, en évitant de vendre à l'ennemi juré » analyse un expert du secteur.

Autre point : un éventuel rachat, renforçant l'ex-monopole, leader du marché dans le fixe comme dans le mobile, devrait forcément passer devant la Commission européenne, du fait de la règle des deux tiers du chiffre d'affaires, Orange n'en réalisant que la moitié en France. Ce qui ralentirait le processus, sachant que les sorties d'Arnaud Montebourg sur son souhait d'organiser les « ententes » ont agacé la DG Concurrence de Bruxelles (voir la note de la représentation permanente de la France à l'Union européenne). « Cela prendrait sans doute deux ans » prédit un cadre. Or il faudrait aussi en parallèle, ou au préalable, rompre l'accord de mutualisation des réseaux mobiles signés fin janvier entre Bouygues Telecom et SFR, qu'Orange a attaqué devant l'Autorité de la concurrence française. 

Des doublons dans les boutiques ?

Sur le plan social, si la CFE-CGC a plaidé dans une lettre ouverte à Manuel Valls en faveur de cette fusion qui « permettrait de sauver les emplois immédiatement menacés chez Bouygues Telecom » (1.500 à 2.000 licenciements redoutés sur 9.000), et de « rajeunir la pyramide des âges » d'Orange (165.000 personnes dont 102.000 en France), l'avis n'est pas partagé par tous les salariés. « Intégrer une structure comme Orange n'est pas une garantie pour l'emploi. Si je devais travailler sur un projet de rapprochement Bouygues Telecom-Orange, j'en perdrai mes cheveux, ce serait la panique ! » réagit un délégué syndical, qui craint de nombreux doublons. Il y en aurait en particulier du côté des boutiques, sachant que les deux opérateurs possèdent en propre leurs boutiques, à la différence de SFR (650 clubs Bouygues Telecom employant près de 2.000 personnes, 579 boutiques Orange plus 463 franchisés). « Orange a déjà trop de magasins et en ferme 70 à 100 chaque année » relève un expert. Et Free ne serait pas intéressé, ou marginalement : il a au contraire réduit son objectif d'ouverture de magasins de 100 à 50, préférant installer des bornes en libre service.

« Une mascarade qui ne profitera qu'à Bouygues » selon Sud

Inquiétude aussi du côté des centres d'appels, surtout si Bouygues Telecom (2.500 chargés de clientèle) devait revendre une grande partie de son parc de clients, « il y aurait des surcapacités, même si Orange devait réinternaliser les 15% d'appels qu'il sous-traite chez Teleperformance par exemple » affirme un bon connaisseur du dossier. Au sein de la filiale du groupe de BTP, « on a l'impression que Bouygues Telecom est un fardeau qu'il faut fusionner à tout prix, on le vit mal en interne » explique un salarié.

Chez Orange, le scénario ne fait pas sourire tout le monde, à l'image du syndicat Sud. 

« La fédération Sud s'inquiète d'un nouveau mercato payé par le public et les salarié-es.» Le syndicat estime que « les salarié-es, actionnaires ou pas, des entreprises du secteur sont les spectateurs passifs et les victimes du monopoly auquel jouent les dirigeants. » Il évoque même « une mascarade qui ne profitera qu'à Bouygues. »

Un milliard d'euros de synergies ... mais en renforçant Free

Toutefois, l'opérateur historique pourrait dégager « un peu plus d'un milliard d'euros de synergies par an », selon les estimations d'Oddo. « C'est surtout le scénario idéal pour Free, il a tout à gagner » relève un analyste. Free pourrait même récupérer encore plus de fréquences que dans le cas du deal raté Bouygues-SFR, Orange en ayant davantage et parce qu'il n'y aura quasiment plus de MVNO, avec le rachat de Virgin Mobile. Du coup, l'opération aurait « un intérêt industriel limité pour Orange » qui devrait sans doute réaliser une augmentation de capital de plusieurs (4 à 5) milliards d'euros et ne récupérerait in fine qu'une partie de la base d'abonnés. Revers de la médaille, il renforcerait Free, qui pourrait encore accélérer ses gains de parts de marché, alors qu'il est déjà devenu le troisième opérateur français, devant Bouygues Telecom, en nombre d'abonnés (fixes et mobiles cumulés) et en chiffre d'affaires... Iliad éviterait en outre d'alourdir son bilan en rachetant tout Bouygues Telecom, même à prix cassé (4 milliards d'euros). Cependant, le délai que prendrait une telle opération en ferait perdre de l'intérêt pour Free, qui a des obligations de déploiement à tenir.

L'option "plus raisonnable" du partage de réseaux fixes et mobiles

L'opérateur historique regarderait « l'option plus raisonnable » d'un partage de réseaux dans le fixe et le mobile, qui pourrait générer 250 millions d'euros d'économies par an et 200 millions de revenus additionnels dans le fixe pour Orange selon Oddo. D'ailleurs, « tout est parti d'un intérêt réel d'Orange : les deux opérateurs discutaient de mutualisation fixe et mobile et le 5 mai dernier ils ont tout mis à plat pour aller plus loin » affirme une source bien informée. « Cela fait un an que l'on réfléchit au marché de gros, que l'on regarde ce que l'on peut proposer à Bouygues » confirme une source chez Orange. Un proche de la direction de Bouygues Telecom explique : « les deux routes sont parallèles, discussions et plan de transformation. Si un rapprochement se faisait, ce serait un Lego très compliqué et cela prendrait du temps. Il faut se donner les moyens de vivre seul. »