"La liberté d'expression absolue ne fait pas du tout partie de la tradition française"

Par Propos recueillis par Giulietta Gamberini  |   |  899  mots
Le droit français ne protège que les personnes. Aucune disposition ne limite la liberté d'expression vis-à-vis des symboles religieux ou des figures divines, rappelle néanmoins Christophe Bigot.
Cette liberté fondamentale, consacrée par la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789, fait par définition l'objet d'arbitrages perpétuels du législateur et du juge par rapport à d'autres intérêts individuels et publics, explique l'avocat Christophe Bigot.

Une nouvelle caricature de Mahomet à la Une du "numéro des survivants" de Charlie Hebdo dans les kiosques cette semaine et, de l'autre côté, le polémiste Dieudonné poursuivi pour apologie du terrorisme. La liberté d'expression, tout le monde la clame, depuis l'attentat perpétré mercredi 7 janvier dans la rédaction du magazine satirique français. Mais la portée de ce pilier des démocraties occidentales fait par nature l'objet d'ajustements perpétuels, explique Christophe Bigot, avocat dont l'activité est entièrement consacrée au droit des médias.

La Tribune: Comment peut-on définir la liberté d'expression?

Christophe Bigot: "La liberté d'expression garantit le droit de dire tout ce qui n'est pas considéré comme abusif par la loi française, qui en détermine justement les exceptions. Une liberté d'expression absolue n'est pas du tout dans notre tradition. Le premier texte qui la consacre, l'article 11 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789, qui a aujourd'hui une valeur constitutionnelle, affirme certes que la liberté d'expression "est un des droits les plus précieux de l'Homme". Il affirme toutefois aussi que tout citoyen doit répondre des abus définis par la loi. De même, l'article 10 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, qui assure l'application du principe dans les 47 Etats membres du Conseil de l'Europe, évoque la possibilité de restrictions prévues par la loi, pourvu qu'elles soient strictement proportionnées aux buts légitimes poursuivis."

L.T.: Quelles sont ces exceptions à la liberté d'expression?

C.B.: "Les plus anciennes, déjà évoquées par la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse, qui organise la reconnaissance de la liberté d'expression en droit français, sont la diffamation et l'injure. La première est définie comme "toute allégation ou imputation d'un fait qui porte atteinte à l'honneur ou à la considération de la personne", la deuxième comme "toute expression outrageante, en termes de mépris ou invective". La loi du 29 juillet 1881 réprime également depuis son adoption l'apologie de certains crimes.

A ces exceptions s'ajoute un bloc d'infractions visant à protéger les personnes contre toute forme de rejet. Elles prévoient une aggravation de la peine dès lors que l'injure ou la diffamation s'appuient sur des motivations racistes ou antisémites, homophobes, sexistes ou sur une discrimination vis-à-vis du handicap. Elles répriment également la provocation à la haine pour ces mêmes raisons discriminatoires.

Le législateur français punit enfin le délit de négationnisme, qui consiste à nier la réalité de l'Holocauste, telle qu'établie par le Tribunal militaire international de Nuremberg. Cette incrimination, qui a suscité beaucoup de débats, a néanmoins été jugée proportionnelle aux exigences de la liberté d'expression par la Cour européenne des droits de l'Homme. Le Conseil constitutionnel français a en revanche considéré comme contraire à la Constitution une loi qui avait été votée en France en 2012 incriminant le génocide en Arménie, car il a considéré qu'en ce cas le législateur français définissait lui-même le crime."

L.T.: Ces exceptions répondent-elles à une philosophie commune?

C.B.: "Il faut remarquer que le droit français ne protège que les personnes. Aucune disposition ne limite la liberté d'expression vis-à-vis des symboles religieux ou des figures divines, notamment dès lors qu'ils sont attaqués par des caricatures."

L.T.: L'humour bénéficie-t-il d'un traitement particulier?

C.B.: "La loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse n'évoque pas la question des dessins et des caricatures. Cependant, très vite, une jurisprudence particulière concernant l'humour a pris corps, lui reconnaissant une plus large liberté qu'à d'autres formes d'expression. Une limite subsiste toutefois toujours: le respect de la dignité de la personne."

L.T.: D'autres pays adoptent-ils des modèles différents?

C.B.: "Bien sûr. Si tous les pays occidentaux reconnaissent la liberté d'expression, la balance par rapport à d'autres intérêts individuels comme publics varie notablement d'un Etat à l'autre. Ainsi aux Etats-Unis, la liberté d'expression, qui est reconnue par le 1er amendement de la Constitution de 1787 (lui-même ratifié en 1791), est très protégée. Les procès contre les journaux sont beaucoup moins nombreux. En revanche, quand un média américain est condamné, il encourt des peines beaucoup plus lourdes qu'en France.

A l'inverse, certains pays du Conseil de l'Europe protègent, eux, les symboles religieux. Aucun modèle n'est toutefois figé: les juridictions opèrent une balance permanente des intérêts en jeu. Et aucun pays n'est exemplaire: la France aussi a déjà subi une trentaine de condamnations par la Cour européenne des droits de l'Homme en la matière."

L.T.: Quels nouveaux défis posent les nouvelles technologies à la liberté d'expression?

C.B.: "Le développement des médias et autres moyens de communication sur internet soulève évidemment des difficultés particulières de répression. Non seulement nombre d'internautes s'expriment anonymement, mais surtout la toile constitue par définition un espace mondial où tous les acteurs et tous les pays ne coopèrent pas au même degré. Il s'agit toutefois essentiellement de problèmes de mise en œuvre des principes et du droit existants lesquels, en eux-mêmes, suffisent."