La Silicon Valley est-elle sexiste ?

Par Delphine Cuny  |   |  1493  mots
Marissa Mayer, la directrice générale de Yahoo, ex-Googler, est l'une des rares femmes très visibles de la Silicon Valley.
Un article de Newsweek sur la "culture misogyne" du monde de la technologie a relancé le débat sur la place des femmes dans ce centre mondial de l’innovation. Au-delà de la couverture qui a choqué, il soulève un vrai problème de cet écosystème pas toujours vertueux, et particulièrement aigu dans le capital-risque.

La polémique a commencé par un dessin, volontiers provocateur, en couverture de «Newsweek » : un curseur informatique soulevant l'arrière de la jupe d'une femme, et ce titre « ce que la Silicon Valley pense des femmes. » La couverture a choqué sur les réseaux sociaux, tant des féministes, la trouvant dégradante et même sexiste, que des défenseurs de la Mecque de la tech, sans que ces détracteurs ne se donnent toujours la peine de lire l'article en question.

Dans une longue enquête documentée, la journaliste et auteure d'essais Nina Burleigh, qui a déjà écrit plusieurs enquêtes sur les femmes, décortique la « culture misogyne » du centre mondial de l'innovation, citant des statistiques et témoignages édifiants. L'article commence par décrire le parcours des deux cofondateurs d'une startup qui démarre fort mais qui peinent à lever autant d'argent que nécessaire parce qu'il leur manque « une chose, qui est presque une condition sine qua non du mythe de la startup de la Silicon Valley : un pénis. »

« La Silicon Valley n'a pas encore produit son Gates, Zuckerberg ou Kalanick [Uber] au féminin. Il y a quelques femmes entrepreneures de haut niveau dans la Baie de San Francisco, mais en dépit de quelques succès très visibles des géants du secteur comme Meg Whitman [HP], Sheryl Sandberg [Facebook] et Marissa Mayer [Yahoo], leur nombre est relativement minuscule » relève l'article de Newsweek.


Le magazine américain souligne le poids de la culture héritée des communautés étudiantes masculines, parfois très misogyne, se référant aux multiples articles, billets de blogs, tweets, dénonçant les blagues graveleuses, des licenciements aux motivations sexistes, des procès pour harcèlement sexuel. Une culture faisant écho à celle du "Loup de Wall Street" des années 1980 et 90 et qui créerait « une atmosphère particulièrement toxique pour les femmes dans le Silicon Valley.»

« La ligne de front, voire la tranchée de la guerre mondiale du genre est la Silicon Valley » va  jusqu'à écrire l'auteure.

Naissance du féminisme de la Valley ?

Le sujet n'est pas nouveau en réalité, mais le débat monte depuis quelques mois, à la suite d'une série d'affaires, comme la sombre histoire de l'entrepreneur Gurbaksh Chahal, filmé en train de battre sa compagne chez lui, finalement débarqué de chez RadiumOne. Des scandales qui ont même amené certaines à se déclarer « féministes », un gros mot dans la Silicon Valley.


En mai dernier, une « lettre ouverte sur le féminisme dans la tech » a ainsi fait grand bruit: un groupe de femmes travaillant dans le secteur, telles que Divya Manian, responsable produit chez Adobe, ou Sabrina Majeed, développeuse chez Buzzfeed, y confiaient leur lassitude de devoir subir des emails insultants et glauques, des comportements limites, et de « devoir faire semblant que ces trucs ne se produisent pas. »


Autre élément déclencheur de cette prise de conscience, la publication ces derniers mois par les grands groupes de high tech de rapports peu glorieux sur la diversité, révélant la place étriquée laissée aux femmes, ainsi qu'aux minorités ethniques. Sept employés de Google sur 10 sont des hommes, près de 8 huit sur 10 dans l'encadrement, 65% sont blancs. Un comble à quelques kilomètres de San Francisco, berceau du militantisme de la diversité.

>> Lire aussi "Comme pour Google, l'employé type d'Apple est un homme blanc"


Duncan Stewart, spécialiste de la technologie chez Deloitte, relève que le secteur fait partie des mauvais élèves avec plus de 40% des entreprises n'ayant aucune femme au conseil d'administration, alors que plusieurs études montrent que les performances des entreprises comptant plus de femmes au conseil sont meilleures : « plus de femmes au board, plus d'argent! » résumait-il lors de son passage à Paris cette semaine.

« A rebours de la technologie en avance qu'elle produit, la communauté de la Valley est incroyablement en retard pour ce qui est des relations entre les genres » souligne ainsi Newsweek.


Spécialiste de la gouvernance, l'anglo-américaine Lucy P. Marcus appelait récemment la Silicon Valley à se réformer, dénonçant son arrogance et son manque de diversité qui pose un risque de « consanguinité. »

>> Lire "La Silicon Valley doit changer"

« Le sexisme est bien vivant dans le capital-risque »


Sur le site TechCrunch, Patricia Nakache, du fonds Trinity Ventures, explique avoir lu l'article « avec grand intérêt et une tristesse grandissante » : elle raconte que peu après sa parution, trois étudiantes de la prestigieuse université de Stanford inscrites à son cours en Business School (niveau master) lui ont confié avoir été victimes de sexisme et de harcèlement de la part d'investisseurs. L'une des rares femmes « partner » chez un VC, Patricia Nakache espère que la jeune génération saura davantage s'ouvrir à la diversité et qu'un article tel que celui de Newsweek servira de « signal d'alarme », soulignant le paradoxe de ce secteur :

« C'est triste mais vrai : le sexisme se porte bien dans le secteur du capital-risque » reconnaît Patricia Nakache. « Notre secteur, à l'appétit insatiable pour des idées qui vont « changer le monde », reste bloqué dans un paradigme traditionnel qui dessert de façon regrettable l'industrie qu'elle prétend soutenir. »


Les chiffres sont stupéfiants : selon une récente enquête de Fortune, seulement 4% des associés prenant des décisions d'investissement dans les fonds de capital-risque étaient des femmes en 2014 ! La situation s'est même dégradée : la part des femmes est tombée de 10% à 6% entre 1999 et 2014 selon une étude du Babson College, qui révèle également que 2,7% des 6.517 entreprises ayant reçu des fonds d'un VC entre 2011 et 2013 étaient des femmes !

Seuls des nerds blancs sans vie sociale « bankables » ?


Or ce faible pourcentage de femmes chez les VC aurait un réel impact : les fonds ayant des femmes associées ont deux fois plus de chances de financer une startup ayant un management féminin que ceux n'en ayant pas dans leur équipe d'investissement (34% contre 13%). Ce ne serait donc pas seulement dû à la moindre proportion de dossiers présentés par des femmes. "Newsweek" rapporte qu'un investisseur a répondu à une femme entrepreneure venue "pitcher" son projet qu'il « n'aime pas la façon dont pensent les femmes: elles ne maîtrisent pas la pensée linéaire.»


Le blog « Silicon Beat » du journal de la Valley, le Mercury News, estime que l'approche de "Newsweek" est trop réductrice, en se limitant aux questions de tensions sexuelles alors que le vrai problème est plutôt « qui détient l'argent, qui le contrôle et qui le reçoit : des hommes, des hommes, des hommes. » Un phénomène de club, de reproduction sociale en somme.


L'entrepreneur et universitaire indo-américain Vivek Wadhwa, bon connaisseur du sujet et auteur d'un récent ouvrage intitulé « Femmes innovantes : le nouveau visage de la technologie» se dit convaincu que Google et Facebook sont vraiment déterminés à changer les choses en interne mais il estime que « le capital risque est le bastion du sexisme dans le secteur de la technologie. »


« Le sexisme, le racisme et le jeunisme ont un nom de code chez les VC, la « pattern recognition », dont ils sont très fiers », c'est-à-dire la capacité à identifier, un entrepreneur, ingénieur ou manageur à succès quand ils le voient, écrit même Vivek Wadhwa sur le site Venture Beat.


Il rapporte ainsi l'anecdote d'un célèbre investisseur observant que « si vous regardez Bezos (fondateur d'Amazon), Andreessen (celui de Netscape), David Filo (Yahoo), et les fondateurs de Google, ils ressemblent tous à des « nerds » (cracks en informatique), blancs, qui ont arrêté leurs études à Harvard ou Stanford et sans aucune vie sociale. Quand je vois ce profil arriver, cela devient très facile d'investir. » Est-ce à dire que seuls les nerds blancs seraient "bankables" ?


Il raconte aussi l'expérience d'Heidi Roizen, elle-même VC après avoir été entrepreneure, quand enceinte, un investisseur de la Valley lui dit douter qu'elle s'intéresse encore à sa startup après la naissance du bébé... Interrogé par "Newsweek", il constate aussi que les femmes ont plus de mal à se « survendre », à exagérer leurs réalisations et leurs objectifs, ce qui les dessert auprès des investisseurs.


Mais les mentalités commencent à évoluer. Le secteur se demande si la pénurie de talents, de développeurs notamment, pourrait peut-être se résoudre en s'ouvrant davantage à la deuxième moitié de la population. Marc Andreessen, le cofondateur de Netscape et à la tête du plus important fonds de capital-risque de technologie Andreessen Horowitz, a fait un don, avec son épouse, d'un demi million de dollars à trois associations agissant en faveur de plus de diversité : Code2040, Girls Who Code and Hack the Hood. « La tech n'est pas encore assez inclusive » avait-il confié à l'époque en octobre dernier. Mais Andreessen Horowitz n'aurait encore, selon Fortune, aucune femme associée à ce jour...