Pourquoi Bruno Le Maire recule sur la taxe Gafa

Par latribune.fr  |   |  1167  mots
Le ministre de l'Economie et des Finances Bruno Le Maire. (Crédits : Philippe Wojazer)
Le ministre de l'Economie et des Finances Bruno Le Maire a été contraint, ce mardi, d'accepter de repousser l'éventuelle entrée en vigueur de l'impôt sur les Gafa à la fin 2020. En cause, les résistances affichées par certains pays européens sur le sujet. De son côté, Bruxelles continue de plaider pour une solution à l'échelle européenne.

Voilà qui risque de semer le doute. Ce mardi, Paris a dû revoir à la baisse son ambition sur l'un de ses projets phares, la taxation européenne des Gafa (Google, Amazon, Facebook, Apple), en acceptant de repousser son éventuelle entrée en vigueur à fin 2020. Objectif de l'opération : tenter de convaincre les pays encore réticents d'adopter, au prochain Conseil européen de décembre, un projet de directive européenne destinée à mieux imposer les géants du numérique.

"La France est prête à faire une ultime concession pour préserver l'unité européenne et parvenir à une décision en décembre", a annoncé le ministre de l'Economie et des Finances Bruno Le Maire lors d'une réunion des 28 ministres des Finances de l'Union européenne à Bruxelles. "Nous sommes prêts à dire explicitement que la directive ne sera mise en œuvre qu'à la fin de l'année 2020, sauf si dans l'intermédiaire l'OCDE a été capable d'adopter sa propre solution internationale", a-t-il dit.

Les raisons de cette reculade ? Les vives résistances affichées par l'Irlande, le Danemark et la Suède ainsi que les doutes exprimés par l'Allemagne sur la mise en application de la taxe Gafa. Or, dans l'Union européenne (UE), l'unanimité de tous les Etats est requise pour adopter une décision sur la fiscalité, ce qui rend toute réforme très difficile à mener. Si le ministre des Finances français a accepté de faire cette concession, il a en revanche exigé en retour que la directive européenne sur la taxation des géants du numérique soit adoptée avant la fin de l'année 2018. Une condition sine qua non selon lui.

L'Allemagne et l'Irlande émettent des réserves

M. Le Maire a ainsi répondu à une demande de son homologue allemand, Olaf Scholz, qui avait prôné, dès ce lundi, que l'entrée en vigueur d'une solution européenne ne soit effective que si aucune solution n'est trouvée à l'échelle internationale. Mais Berlin veut d'abord attendre la fin des travaux de l'OCDE sur le sujet, prévue pour l'été 2020. A l'origine, la France, qui avait fortement poussé la Commission européenne à présenter une proposition en mars dernier, espérait mettre en place une taxe européenne provisoire, le temps qu'une solution internationale soit trouvé

De fait, les positions françaises et allemandes ne sont pas encore totalement en phase : Paris voudrait donc l'adoption d'une directive dès décembre, alors que Berlin souhaite juste un accord informel entre les 28. Mais ce dernier risquerait d'être remis en cause après les élections européennes en mai prochain, selon une source française.

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L'Irlande, qui abrite les sièges européens de géants américains du numérique, attirés par sa fiscalité avantageuse, s'est montrée pour sa part particulièrement inquiète. "Quelle réaction les Etats-Unis vont-ils avoir ?", a questionné le ministre irlandais, Paschal Donohoe, devant ses pairs. "Je ne peux pas apporter mon soutien à la directive proposée. Je ne vois aucun gouvernement en Suède (les partis sont en pleine discussion pour former une nouvelle coalition après des élections à l'automne dernier, ndlr) qui voudrait la soutenir", a lancé son homologue suédoise Magdalena Andersson.

Sans accord européen, les pays légiféreront eux-même

Etant donné que cette taxe "est calibrée pour toucher les entreprises américaines, c'est sûr, il y aura une réaction" de Washington, a mis en garde son collègue danois, Kristian Jensen. Des initiatives pour taxer les Gafa (Google, Amazon, Facebook, Apple) et d'autres géants du numérique ont déjà été prises au Royaume-Uni, en Inde et à Singapour et des projets sont actuellement en cours en Espagne et en Italie, afin de moderniser les règles fiscales, jugées obsolètes, pour les entreprises de la nouvelle économie.

"Si nous ne faisons rien, l'UE va être divisée comme un puzzle et nos entreprises européennes vont être les premières à en souffrir", a prévenu le Commissaire européen à la Fiscalité, Pierre Moscovici, lors de la réunion des ministres à Bruxelles. Or, de très fortes disparités de taux d'imposition subsistent au sein de l'UE et le problème est particulièrement aigu dans le secteur du numérique, où la localisation des bénéfices réalisés est plus difficile à établir.

Bruxelles fait le forcing

Ce mercredi, Margrethe Vestage, la Commissaire européenne à la Concurrence, a exhorté les défenseurs d'une taxation des géants de l'économie numérique à "continuer à pousser" pour aboutir à une solution à l'échelle européenne. "En matière de taxation, il faut pousser pour faire avancer les choses. J'espère que les Autrichiens (qui assurent la présidence tournante de l'Union européenne, ndlr) vont maintenir la pression", a déclaré Mme Vestager lors d'une conférence de presse pendant le Web Summit, rendez-vous annuel réunissant des milliers d'entrepreneurs du numérique à Lisbonne (Portugal).

"C'est pour moi, personnellement, une proposition très importante", a souligné Mme Vestager. "Les entreprises numériques paient en moyenne 9% d'impôts, contre 23% pour les autres sociétés, alors qu'elles sont dans le même marché pour la main d'oeuvre qualifiée ou le capital. Du point de vue de la concurrence, il faut équilibrer le terrain", a-t-elle fait valoir.

"Au milieu d'une révolution technologique, si on veut éviter que ce soit le Far West, il faut être prêt à la réguler", a-t-elle insisté. "Nous voyons que le Royaume-uni avance vers la taxation numérique et cela abonde en faveur d'une réponse au niveau européen", a ajouté Mme Vestager, alors que des initiatives pour taxer les GAFA ont également déjà été prises en Inde et à Singapour. Des projets sont aussi en cours en Espagne et en Italie. Au lendemain des élections de mi-mandat aux Etats-Unis qui ont donné aux démocrates le contrôle de la Chambre des représentants, tout en confortant la majorité républicaine au Sénat, la Commissaire a jugé qu'il était encore "difficile" de savoir si les Américains se montreraient plus enclins à réguler plus fortement les entreprises technologiques.

Mais "il y a une curiosité croissante (aux Etats-Unis) envers ce que nous faisons en Europe, et ce des deux côtés de l'échiquier. Je ne détecte aucune intention de nous copier, mais plutôt un intérêt renouvelé pour les questions de droit de la concurrence", a-t-elle affirmé.

(Avec AFP)