Sommet "Tech for Good" : Macron accusé de servir la soupe aux géants du Net américains

Par Sylvain Rolland  |   |  1487  mots
Emmanuel Macron s'entretiendra en face-à-face avec les Pdg de Facebook, IBM, Uber, Microsoft en marge du sommet Tech for good qui se tiendra mercredi 23 mai. (Crédits : POOL New)
Plusieurs acteurs de l'écosystème français de la tech à impact positif -ou "tech for good"- voient rouge de ne pas avoir été conviés au sommet du même nom organisé par Emmanuel Macron mercredi 23 mai, en marge de VivaTech. Ils reprochent au président de servir la soupe à des géants très peu éthiques comme Facebook, Palantir ou Uber, en les aidant dans leur opération de communication, pour améliorer leur image écornée par les scandales.

[MISE A JOUR DU 23 MAI - Suite au coup de gueule des acteurs français de la "Tech for Good", l'Elysée a convié Xavier Niel (Free, Station F), BlaBlaCar, Qwant, make.org, Sigfox et OVH à participer au sommet]

Emmanuel Macron est-il coupable de "tech-for-good-washing" ? C'est le reproche de certains acteurs français du web social et solidaire, qui estiment très malvenu d'organiser à Paris un sommet intitulé "tech for good" avec les géants du Net, mais sans les acteurs français -startups, associations- à la pointe sur le sujet.

Ismaël Le Mouël, fondateur de l'événement Social Good Week -qui réunit tous les ans tous les acteurs français de la tech à impact positif-, président de la startup HelloAsso -qui aide les associations dans leur transformation numérique- et vice-président de FEST -le regroupement des entrepreneurs tech for good sous l'égide de France Digitale-, s'est fendu lundi, au titre de HelloAsso et de la Social Good Week, d'une tribune assassine dans Libération:

« Curieux mélange des genres d'associer la notion d'utilité et d'intérêt général à des acteurs qui ne privilégient que le «good for me». Oui, les géants du Web Facebook, Uber, Microsoft, Samsung, Palantir et les autres ont sans doute un rôle à jouer dans le développement d'une technologie au service du bien commun et dans la protection des données. Oui, il est absolument nécessaire de les entendre sur ces sujets. Mais, ne nous méprenons pas: ces plateformes portent une vision de l'innovation qui n'a rien à voir avec l'intérêt général, mais davantage avec la génération d'intérêts pour leurs investisseurs », tacle-t-il.

Lire aussi : Les entrepreneurs de la "Tech for Good" font la FEST pour promouvoir l'innovation qui a du sens

58 intervenants dont quasiment que des grand groupes, des annonces attendues

Pourtant, le sommet "Tech for Good" vient à point nommé dans un contexte de défiance généralisée vis-à-vis de la technologie, liée en partie au scandale Cambridge Analytica de Facebook. La France, qui se veut à la pointe d'une innovation vertueuse, a donc su profiter à la fois de la tenue du salon VivaTech, de l'entrée en vigueur, le 25 mai, du Règlement européen sur la protection des données (RGPD), et de l'audition publique de Mark Zuckerberg devant le Parlement européen ce mardi 22 mai, pour prendre le lead sur le sujet.

L'objectif de l'Élysée est clair : profiter de ce "moment charnière pour la tech" pour réunir les acteurs majeurs de l'innovation dans la même pièce et les pousser à embrasser leur responsabilité sociétale. Emmanuel Macron prononcera dans un discours un "appel à l'engagement pour le bien commun" destiné aux géants du Net et aux grands groupes mondiaux. Des "annonces significatives" seront effectuées par certaines entreprises membres du sommet, dont Facebook. Il s'agira soit d'une "inflexion de leur politique", soit d'"actions concrètes", indique l'Élysée.

5 places seulement pour la tech à impact positif

Cinquante-huit intervenants prestigieux participeront au sommet. Seront présents des géants du Net américains (Facebook, Uber, Microsoft, Google, Salesforce, Palantir, Deliveroo, Apple, Slack...) et asiatiques (Samsung), des grands groupes français (Axa, BNP Paribas, Thales, L'Oréal, Sanofi, La Poste, RATP...) et internationaux (United Bank of Africa, McKinsey, l'indien Bharti Enterprises, les fonds Atomico et Balderton Capital...). Le gouvernement français sera représenté par la ministre du Travail Muriel Pénicaud, le ministre de l'Éducation nationale Jean-Michel Blanquer, la secrétaire d'État à l'Égalité entre les femmes et les hommes Marlène Schiappa, et le secrétaire d'État au Numérique Mounir Mahjoubi.

Problème : seules cinq places ont été réservées à une poignée d'acteurs mondiaux de la tech à impact positif. Les heureux élus sont la fondation Wikimedia, l'institut Future of Humanity, la fondation Mozilla, le Center for Humane Technology et la startup française d'envergure internationale OpenClassroom, qui vient de lever 60 millions d'euros auprès de fonds américains. Google est quant à lui représenté par sa fondation, Google.org.

Macron, "idiot utile" de géants qui veulent redorer leur blason ?

"Ça pue l'ethic-washing et l'opération de communication", déplore un entrepreneur de la social tech, qui alerte depuis quelques années sur les difficultés économiques des startups qui privilégient l'impact sociétal à la rentabilité.

"C'est fort de café d'inviter à un sommet tech for good, en France, plein d'acteurs connus pour leur manque d'éthique ou qui ne font rien ou presque dans ce domaine, le tout sans associer les entrepreneurs français qui en font pourtant leur raison d'être. Macron se place comme l'idiot utile de Facebook et d'Uber dans leur stratégie de communication pour faire oublier leurs scandales", tranche-t-il.

L'opération apparaît notamment très bénéfique pour Facebook, engagé depuis le scandale Cambridge Analytica dans une opération de séduction massive dans les médias, à coups de modification de sa gouvernance, ménage tardif dans les applications tierces qui ont accès à ses données, et nouvelles possibilités pour l'utilisateur. Dans des termes plus policés, Ismaël Le Mouël ne dit pas autre chose :

"Les promesses de "libérer" des secteurs entiers de l'économie comme le fait Uber, de "connecter le monde entier" comme le veut Facebook, ne sont ni désintéressées ni fondamentalement humanistes. Être 'tech for good', c'est mettre au premier rang de ses priorités l'impact social de l'innovation. La France dispose des premiers de cordée dans ce domaine, mais Emmanuel Macron semble leur préférer ceux qui ne souhaitent tenir la corde qu'à condition que cela leur soit rentable."

Effectivement, voir le Pdg d'Uber présider l'atelier intitulé "tech for work" avec la ministre du Travail Muriel Pénicaud, alors que l'entreprise enchaîne les plaintes et les procès pour avoir instauré un culture d'entreprise toxique pour les femmes, paraît quelque peu inadapté. Ismaël Le Mouël appelle ainsi, d'ores et déjà, à la vigilance quant aux annonces qui seront effectuées par ces géants.

"Peut-on attendre un véritable changement de comportement de la part de plateformes dont la vision de l'innovation semble se restreindre à la situation monopolistique sur un marché et à la rentabilité financière ?"

L'écosystème "tech for good" divisé entre pragmatisme et militantisme anti-GAFA

Si certains entrepreneurs "sociaux" voient rouge, l'ensemble de l'écosystème français de la tech à impact positif n'est pas sur la même longueur d'ondes. Ainsi, FEST (France Eco-Sociale Tech), la toute-récente fédération des acteurs français du secteur sous l'égide de France Digitale, se dissocie du coup de gueule porté par son vice-président Ismaël Le Mouël. Frédéric Bardeau, Pdg de la startup Simplon et président de FEST, estime que les géants et Net et les grands groupes sont des interlocuteurs indispensables:

"Ce n'est pas tout noir ou tout blanc. La présence de certaines entreprises, comme Palantir [possiblement liée au scandale Cambridge Analytica de Facebook et aux opérations de surveillance de masse de la CIA, Ndlr], est hallucinante. Mais des centaines de milliers d'ONG font des campagnes sur Facebook. Avec sa fondation, Google finance plein de projets à impact positif. Salesforce et Microsoft mènent des opérations philanthropiques d'envergure. Je crois qu'il est nécessaire de pousser ces géants à assumer les responsabilités qui vont avec leur grand pouvoir, même si on peut regretter que Macron nomme le sommet "tech for good" en y conviant un nombre très minoritaire d'acteurs."

En réalité, l'écosystème français de la "tech for good" est divisé en deux tendances. D'un côté, des entrepreneurs politisés, engagés dans une lutte anti-GAFA, qui pensent qu'il faut se libérer de leur joug et que leurs initiatives "sociétales" ne sont que de la poudre aux yeux pour faire accepter leur domination économique. De l'autre, ceux qui estiment qu'il faut travailler avec les géants du Net car leurs immenses moyens peuvent irriguer et aider l'ensemble de l'écosystème :

"Si Facebook libérait, en les anonymisant, une partie de ses données, des ONG et startups pourraient en faire des choses extraordinaires. Si les GAFA finançaient massivement l'écosystème, ce serait positif pour tout le monde", estime Frédéric Bardeau.

L'entrepreneur veut attendre les annonces pour se prononcer sur l'utilité du sommet. Sans excès d'optimisme:

"Les géants du Net américains disent qu'ils changent le monde, mais leur impact sociétal penche plutôt du mauvais côté. Leur problème est qu'ils peuvent faire de bonnes choses avec leur main gauche, puis exactement l'inverse avec leur main droite. Et, pour l'instant, le compte n'y est pas."