Free Mobile, « créature de Frankenstein » du régulateur ?

Par Delphine Cuny  |   |  753  mots
Xavier Niel au lancementde Free Mobile le 10 janvier 2012. Copyright AFP.
A l'occasion d'une table ronde organisée à l'Assemblée nationale sur l'investissement et la croissance dans les télécoms, des universitaires se sont penchés sur les conséquences de l'arrivée de Free mobile. Question centrale : comment concilier concurrence et innovation ?

C'est un débat brûlant qui se termine souvent devant les tribunaux. L'introduction d'un quatrième opérateur est-elle une bonne chose pour le secteur des télécoms et pour l'économie française ? Un an après l'arrivée de Free Mobile, le sujet divise toujours. Alors que Free a publié ce jeudi matin un communiqué triomphal sur son succès phénoménal dans le mobile (5,2 millions d'abonnés conquis en un an, soit près de 8% de part de marché), une table ronde sur l'investissement et la croissance dans les télécoms s'est tenue au même moment à l'Assemblée nationale, réunissant notamment des universitaires.

Ni Bruno Deffains, attaqué en justice par Free pour dénigrement, ni Augustin Landier et David Thesmar, auteurs d'une étude commandée par Free, n'étaient présents. Malgré les menaces de procès, les propos échangés n'étaient pas de l'eau tiède. Laurent Benzoni, professeur d'économie à la Sorbonne, auteur de diverses études sur le secteur des télécoms, n'a pas hésité à mettre les pieds dans le plat : « sur la 4e licence, est-ce qu'on n'est pas allé trop loin ? C'est la vraie question. Peut-être que le régulateur est allé trop loin dans la concurrence par les infrastructures, puisqu'un an après l'arrivée d'un nouvel opérateur de réseau on parle déjà de mutualisation. En douze mois, c'est cacophonique. »

« L'arnaque de la concurrence pure et parfaite »
Cet universitaire, qui a travaillé par le passé pour Bouygues Telecom (voir notamment cette étude de 2006), s'est aussi lancé dans « une analogie [qu'il] aime bien » : afin d'installer plus de concurrence, le régulateur des télécoms, l'Arcep, « va faire comme le comte de Frankenstein, il va créer un corps vivant, pour animer le marché, en prenant un peu de fréquences, de l'itinérance 2G étendue à la 3G, des terminaisons d'appel favorables » explique-t-il. « Ah, c'est vous, le monstre de Frankenstein ?! » lance dans un murmure, amusé, un participant à une représentante de Free Mobile, consternée.

Citant l'économiste Philippe Aghion de Harvard, il fait valoir que « quand il y a trop de concurrence, cela peut être destructeur pour l'innovation » (même si les propos de Philippe Aghion sont plus nuancés, lire l'interview dans la lettre de l'Arcep page 65). « Il y a un équilibre à trouver » a estimé de son côté Michael Trabbia, le directeur des affaires publiques de France Télécom, ajoutant, non sans malice, « il y a une arnaque de la concurrence pure et parfaite. » Un clin d'?il à la récente condamnation de Free et de ses dirigeants qui sont interdits d'utiliser certains termes, dont « arnaque », « racket » et « escroquerie », sous astreinte de 100.000 euros, à la suite d'une plainte de Bouygues Telecom. « On a poussé l'esthétisme de la concurrence en mettant les autorités de régulation en concurrence entre elles (Arcep et autorité de la concurrence, commission européenne). On est allé vraiment très loin » a estimé le représentant de l'opérateur historique. « Ce cadre n'est pas adapté face aux ruptures technologiques. Nous manquons d'incitation à l'investissement » assure-t-il.

Risque d'une « impasse concurrentielle » ?
Un peu plus balancé, Gérard Pogorel, professeur d'économie et de gestion à Télécom Paris Tech, a parlé du « paradoxe de la concurrence inhibitrice » tout en reconnaissant que « la baisse des prix est favorable à l'économie et génère des gains d'emplois intersectoriels » pour conclure : « ce n'est pas la politique industrielle ou la concurrence, il faut concilier les deux. » Stéphane Ciriani, économiste chez COE-Rexecode, a de son côté rappelé que « la régulation n'est pas la seule responsable de la baisse des prix », puisque l'incorporation de nouvelles technologies y contribue aussi par exemple. Mais il s'interroge : « le secteur ne risque-t-il pas d'entrer dans une zone d'impasse concurrentielle ? On peut se poser la question, car la diminution de l'espérance de rentabilité de l'investissement dans l'innovation couplée à une capacité d'investissement contractée risque d'annihiler la volonté d'investissement. »

L'une des solutions qu'il avance pour éviter cette impasse serait d'« optimiser le modèle économique des nouvelles générations d'infrastructures », par exemple, comme le fait l'Arcep, « en encourageant la mutualisation en dehors des zones très denses », en permettant des déploiements « flexibles, au rythme permis par leurs capacités d'investissement. » On attend justement le 19 mars l'avis de l'Autorité de la concurrence sur les possibilités de mutualisation des réseaux, un avis consultatif qui risque cependant d'être structurant pour le secteur.