Alcatel-Nokia : « l’Airbus des télécoms » prêt à décoller

Par Delphine Cuny  |   |  1521  mots
Le directeur général d'Alcatel-Lucent, Michel Combes, et le PDG de Nokia, Rajeev Suri, ont été reçus ce mardi à l'Elysée.
Serpent de mer du secteur, le rapprochement des équipementiers français et finlandais pour créer un champion européen devrait finalement devenir réalité, avec le soutien de Bercy et sans doute de Bruxelles. Au prix probablement d’une énième restructuration.

Un mariage Alcatel-Nokia sonne comme la chronique de noces maintes fois annoncées sans jamais se concrétiser, un serpent de mer souvent balayé d'un revers de main comme une vieille rengaine usée. Les rumeurs d'un rapprochement des deux équipementiers européens, dans l'ombre du grand Suédois Ericsson, déchu l'an dernier de son titre de numéro un mondial au profit du Chinois Huawei, bruissaient en effet dans le secteur depuis au moins cinq ans, du fait de leurs complémentarités et de leurs faiblesses aussi. Désormais c'est officiel depuis mardi matin : ils sont en « discussions avancées » en vue d'un rapprochement, sous la forme d'une offre publique d'échange en actions de Nokia sur Alcatel. Les termes de l'OPE viennent d'être dévoilés ce mercredi matin.

Avoir à nouveau envie de convoler après avoir tant peiné à digérer leur propre fusion, Alcatel et Lucent d'une part, Nokia et Siemens d'autre part ? Les salariés, qui n'ont connu que des plans de restructuration depuis dix ans, ont de quoi s'inquiéter, comme l'ont exprimé dans un communiqué conjoint les syndicats CFE-CGC, CFDT et CGT d'Alcatel-Lucent.

« Constat d'échec, fuite en avant ? Que devient le projet industriel ? Une autre fusion, tout ça pour ça ? » s'interrogent les représentants CFDT, syndicat majoritaire, dans un communiqué séparé, créditant cependant le directeur général, Michel Combes, d'avoir réussi sur un point vital, la réduction de la pression de la dette.

« Une opération d'avenir » pour Bercy

En revanche, Bercy pousse en coulisses depuis au moins deux ans ce scénario d'un « EADS ou Airbus des télécoms » créant un champion européen aux positions renforcées.

Lire Nokia Siemens et Alcatel-Lucent : vers un « Airbus des télécoms » ?

Emmanuel Macron, le ministre de l'Economie, de l'Industrie et du Numérique, a d'ailleurs accueilli très favorablement l'annonce des discussions avancées entre les deux groupes, révélant que le dossier avait fait l'objet de « mois » de discussions avec l'Etat français.

« C'est une bonne opération pour Alcatel-Lucent. Parce que c'est une opération d'avenir, parce que nous construisons, avec ce rapprochement, la reconquête d'Alcatel-Lucent qui était une entreprise en très grande difficulté il y a deux ans. Il n'y aura aucune destruction d'emplois en France. Le nombre d'emplois sera le même et même davantage. Nous avons eu tous les engagements de la part de Nokia aujourd'hui et dans le temps » a déclaré le ministre mardi après-midi.

« Quand Jean Raby, ancien de Goldman Sachs, est arrivé comme directeur financier d'Alcatel, on s'est douté qu'il y aurait du M&A [des fusions acquisitions] » remarque un bon connaisseur du groupe.

Taille critique

Trop petits face au duo de tête Ericsson et Huawei, à force de régime minceur drastique, pour se recentrer sur des activités plus rentables et plus prometteuses en termes de croissance, les numéros trois et quatre du secteur ont un intérêt à s'allier. Dans le mobile, la part de marché d'un groupe fusionné Nokia-Alcatel grimperait de 18% à 29%, dépassant ou égalant celle de Huawei et talonnant celle d'Ericsson. Mais dans la 4G, le nouveau groupe réduirait l'écart mais resterait à 26% des contrats loin derrière Huawei (36%) et Ericsson (33%) selon le cabinet Ovum.

« Nokia va gagner en taille critique sur son cœur de métier mobile et en expertise sur les métiers du routage et de l'optique, ce qui est de plus en plus nécessaire pour être compétitif dans les réseaux mobiles et la virtualisation. Rester un acteur mono-produit du mobile devenait dangereux » relève Vincent Maulay, analyste chez Oddo Securities, qui estime que l'opération a une probabilité de 70% d'aboutir.

Dès lundi, commentant la rumeur d'une vente de Here, la filiale de cartographie numérique de Nokia (issue du rachat à prix d'or de Navteq), pour un montant estimé entre 1,8 milliard et 2 milliards d'euros, ce spécialiste du secteur écrivait qu'il « n'écartait pas que Nokia réfléchisse au rachat de tout le groupe Alcatel-Lucent. » Car une autre rumeur courait depuis des mois sur une vente de la seule activité mobile d'Alcatel.

Le groupe français compte aussi un joli trésor caché, 13 milliards d'euros de crédits d'impôts liés aux pertes antérieures, de quoi largement compenser le déficit de ses fonds de pension.

Est-ce l'alliance de deux faibles ? Ce ne sont plus les « deux canards boiteux du secteur » condamnés à s'allier d'il y a quelques années, le douloureux travail de restructuration, de suppressions des doublons issus des fusions antérieurs ayant déjà été effectué des deux côtés. Mais le « fleuron français des télécoms » avait-il vraiment les moyens de se développer seul dans le mobile ? La plupart des spécialistes en doutent.

Pas de fusion entre égaux

Ironie de l'histoire de Nokia faite de transformations multiples, le groupe finlandais s'est recentré sur les équipements de réseaux, qu'il avait essayé de vendre il y a cinq ans lorsqu'elle était déficitaire : il a d'abord racheté les parts de Siemens dans leur co-entreprise à l'été 2013, avant de se délester de l'activité des téléphones portables, revendue à Microsoft, quelques mois plus tard. Nokia est du coup désormais bardé de cash - plus de 5,4 milliards d'euros, sans compter la vente de Here qui pourrait intéresser un constructeur auto allemand, des fonds d'investissement ou même Uber selon l'agence Bloomberg. Une partie de l'offre publique pourrait se faire en cash.

En chiffre d'affaires, Alcatel-Lucent est un peu plus gros que lui, avec 13 milliards d'euros l'an dernier, dont 22% en Europe (France y compris) et 41% aux Etats-Unis, contre 11,2 milliards pour Nokia Networks. Mais le Finlandais est beaucoup plus rentable et beaucoup mieux valorisé : il pèse 26 milliards d'euros en Bourse, plus du double d'Alcatel à 12,6 milliards mardi soir, y compris le bond de 16% du jour lié à l'annonce des discussions. « Alcatel est sans doute gourmand et n'a dû accepter de discuter qu'à partir de 30% de prime sur le cours de la veille » avance un spécialiste des marchés, soit environ 14 milliards d'euros. L'offre annoncée mercredi matin valorise Alcatel à 15,6 milliards d'euros après dilution.

On est donc loin de la fusion entre égaux et il s'agit en fait d'un rachat d'Alcatel par Nokia.

Pourtant, en termes d'effectifs, les groupes sont assez proches. Alcatel-Lucent emploie 52.000 personnes (dont 7.000 en France) et Nokia 54.000. « Avec une activité principalement « wireless » (mobile) chez Nokia, on le comprend rapidement le risque sur l'emploi est énorme sur ces activités » s'alarme la CFDT. « On doit pouvoir sanctuariser des emplois dans les small cells et l'optique en France. Certains poste sont protégés : Nokia a besoin de l'expertise dans le fixe et des commerciaux du compte du client historique Orange » » indique un bon connaisseur du dossier.

Nokia pourrait faire de la France le principal centre de Recherche & Développement du futur groupe, a fait savoir Emmanuel Macron : « les discussions sont aujourd'hui sur la localisation d'un centre mondial de R&D. » C'est donc sans doute l'emploi hors de France qui pourrait être impacté par les inévitables synergies recherchées dans l'opération.

Et Bruxelles dans tout ça ?

Bénie par Bercy, sans doute bien perçue à Helsinki, cette fusion pourrait-elle être bloquée par Bruxelles ? Le ton a changé depuis l'arrivée de la nouvelle Commission et le discours est plutôt à la promotion de champions européens.

« Les politiques y compris à Bruxelles, pourraient adouber une telle opération qui irait dans le sens de la construction d'un Airbus des télécoms » considère ainsi Vincent Maulay d'Oddo.

Dans une activité très mondialisée et hyper concurrentielle comme les équipements télécoms, le risque de remontée des prix pour les clients opérateurs semblent assez faibles. Et les parts de marché cumulées sont loin d'en faire un acteur dominant.

« L'idée d'un champion européen des infrastructures, comparable à Ericsson et Huawei, peut séduire. Mais ne nous leurrons pas : ce choix serait aussi la conséquence d'un écosystème malade de la concurrence » observent les représentants de la CFDT.

La Commission européenne est souvent tenue pour responsable, par son approche libérale et consumériste, de la percée des équipementiers chinois en Europe alors que ces derniers sont tout bonnement interdits aux Etats-Unis, officiellement pour des questions de sécurité nationale.

La stratégie est aujourd'hui axée sur la souveraineté numérique européenne. Qui semble éclipser la dimension nationale mise en avant il y a quelques mois : autre ironie de cette histoire de mariage arrangé, c'est Alcatel-Lucent qui était le chef de file du plan « souveraineté télécoms » mis en place dans le cadre des 34 plans de la Nouvelle France industrielle. Michel Combes, chantre du « patriotisme économique », s'appuyant sur Arnaud Montebourg pour enjoindre les opérateurs à s'équiper chez Alcatel, a semble-t-il changé de devise pour prôner l'Europe des télécoms, en version finlandaise.

Article publié mardi à 19h dans notre quotidien numérique, mis à jour mercredi à 8h.