"L'expérience montre que les entreprises qui s'en sortent le mieux en période de crise ne sont pas celles qui arrêtent d'investir"

Latribune.fr publie l'intégralité de l'entretien avec Mark Foster. Dans La Tribune de ce vendredi, il livrait ses conseils sur la gestion des entreprises en temps de crise.

LA TRIBUNE : A l?aune de ce que vous avez observé lors de la récession de 1991/1993, quelles sont les entreprises qui se sortiront le mieux de la crise ?

MARK FOSTER : Toute crise a ses propres caractéristiques, avec au final des secteurs qui sont plus ou moins touchés. Mais il y a aussi des traits communs que l?on retrouve dans les entreprises qui s?en sont bien sorties les fois précédentes. Le premier élément est qu?elles se concentrent sur les liquidités financières. Elles connaissent le pouvoir du cash ! En se concentrant sur les activités génératrices de cash, une entreprise produit les liquidités dont elle a besoin pour fonctionner dans une période de ralentissement brutal comme celle que nous connaissons. Le cash et le capital sont les deux ressources les plus férocement recherchées aujourd?hui par les entreprises qui cherchent à gagner, voire tout simplement à rester en vie.

Les entreprises endettées doivent-elles donc céder des actifs aujourd?hui ?

Les entreprises doivent avant tout savoir dans quels domaines elles sont des leaders et dans lesquels elles sont des « survivantes ». Une entreprise qui a des positions fortes, peut même trouver le moyen de tirer parti d?une période comme la crise actuelle pour accélérer sa transformation compétitive. En revanche, les entreprises qui sont plus dans la situation du "survivor" doivent faire en sorte de passer au travers ce cycle en limitant les dégâts. En second lieu en effet, leur préoccupation doit porter sur leur niveau d?endettement. Par les temps qui courent l?endettement entrave la marge de man?uvre par rapport à des concurrents plus agiles.

C?est le monde à l?envers ! Il n?y a pas si longtemps, les groupes qui ne faisaient pas assez appel à l?effet de levier de la dette étaient critiqués et étaient sommés de rendre du cash aux actionnaires?

La leçon a été retenue. Plus jamais le mot "effet de levier" ne sera utilisé de la même façon. Et ce sera sans doute l?un des débats importants des années à venir : où mettre le ligne entre le risque et la dette ? On ne verra pas dans les semaines à venir de grande opération avec un effet de levier agressif. Mais l?histoire nous apprend que la dette revient petit à petit, mais toujours. Donc la question est plutôt sur la forme que doit prendre cet effet de levier, et sur la nature des instruments de dette. Nous allons voir émerger un modèle de capital investissement sans doute moins agressif sur l?effet de levier. Au final, notre étude montre que l?importance du cash est à la fois pour des raisons défensives et pour des raisons offensives.

Le second élément différenciant en période de crise est l?excellence opérationnelle. Ce n?est pas le moment de perdre des clients par un service qui ne serait pas à la hauteur. Ce n?est pas le moment d?avoir un problème d?approvisionnement qui vous empêcherait de répondre aux besoins de vos clients. Les entreprises qui s?en sortent son celles qui restent concentrées sur leurs process de base et s?assurent de leur bon fonctionnement.

Pas plus aujourd?hui qu?avant la crise ?

C?est vrai. Tout ce qui est bon aux entreprises par temps de crise l?est aussi par temps « normal ». Aussi, les bonnes entreprises ne modifient pas leur comportement en période de ralentissement. La seule différence est que ces bonnes pratiques offrent un avantage plus fort par mauvais temps.
Le troisième facteur de réussite dans les périodes de crise est la capacité à rester en alerte pour saisir les opportunités qui donnent des avantages compétitifs : prendre pied sur un nouveau marché, réaliser une acquisition ponctuelle, etc. Il faut imaginer ce que sera le monde après la crise. C?est sans doute la chose la plus difficile à faire quand on est en plein dedans ! Il faut donc avoir un pied dans la gestion du quotidien, et un autre dans la préparation de l?avenir? et rester debout. C?est là encore une double préoccupation que les entreprises sont censées avoir en temps ordinaire : délivrer les résultats trimestriels en ligne avec les attentes des actionnaires et préparer la création de valeur des années ultérieures. Parmi nos clients, nous voyons aujourd?hui des entreprises qui réagissent comme ça, mais d?autres paraissent paralysées par ce qui se passe, soit parce qu?elles sont piégées par leur situation financière, soit parce qu?elle sont trop occupées à adapter des procédures opérationnelles qui n?étaient pas au point, soit parce qu?elles n?ont pas de vision stratégique de leur avenir. Ces entreprises risquent d?être les victimes de cette phase de la vie du capitalisme.

Comment un chef d?entreprise peut-il prendre des décisions dans une période où personne ne sait quand interviendra la reprise ni quelle sera finalement la gravité de la crise ?

Vous avez totalement raison, nous n?en savons rien? Donc la chose à faire aujourd?hui c?est d?être réactif dans les réductions de coûts durables et de tout faire pour conserver ses clients. Il faut également être très rigoureux dans l?élaboration de scénarios prévisionnels. Quand vous regardez devant, les choses sont tellement incertaines et tellement volatiles, que la seule chose que vous pouvez faire est prendre ce que vous savez de la situation à l?instant T, puis l?extrapoler comme le scénario probable de l?année à venir. Ensuite, il faut élaborer différents scénarios, plutôt plus pessimistes vu le contexte, (en cas de 10% du chiffre d?affaires par exemple, puis un autre en cas de baisse de 20%, etc). Puis il faut surveiller attentivement quand votre activité franchit le seuil de l?un de ces scénarios, et là, vous prenez les mesures qui avaient été définies à l?avance dans le scénario correspondant. L?important est effectivement d?avoir son plan d?actions préparé en amont avec la batterie de mesures appropriées à chaque scénario (réduction de l?investissement, réduction d?effectif, fermeture de site, etc). De la sorte, malgré l?environnement préoccupant, l?entreprise peut continuer à réfléchir à son avenir stratégique, imaginer le point où elle souhaite être positionnée au sortir de la crise. Il est dangereux de devoir attendre la lumière qui vient avec l?ouverture du rideau pour savoir où l?on va.


Quels types de conseils stratégiques pouvez-vous donner à vos clients aujourd?hui ?

Nous sommes dans une période intéressante qui va amener des changements durables dans le monde. Mais ces changements s?inscrivent dans le mouvement plus général de la globalisation, de l?émergence de nouvelles puissances économiques, l?apparition de nouvelles activités créatrices de richesse. Ces transformations vont se poursuivre, indépendamment de la crise actuelle, et même s?accélérer. Les entreprises doivent être réactives et s?adapter à un monde qui se transforme de plus en plus rapidement. Par exemple, les entreprises doivent aujourd?hui prendre en compte l?appétit de certains groupes de pays émergents à un moment où les actifs peuvent paraître moins chers. Mais, dans le même temps, ils doivent faire avec les préoccupations nationales qui provoquent un retour du protectionnisme. Il y a donc en parallèle un accroissement des opportunités, et un relèvement des barrières? De la même façon que certains se sont brûlés les doigts sur les marchés boursiers des pays émergents. La période actuelle va donc transformer l?image du monde, avec certaines parties qui vont accélérer leur transformation et d?autres au contraire freiner brutalement.


Vous parlez de réduire rapidement les coûts, mais cela peut entraver les capacités de rebond?

Réduire les coûts ne veut pas dire tout couper. Il y a des bons et des mauvais coûts. On peut faire une distinction entre les sociétés qui réduisent aujourd?hui leurs capacités de production, et celles qui travaillent plus sur leur efficience. Par exemple, nous conseillons actuellement une grande société de service qui a plusieurs dizaines de millions de clients, dans la réduction du coût lié à la mauvaise qualité de son service clients. Ce qui en outre permet de mieux fidéliser les clients dans une période où ils se posent davantage de question. Au total, cela est sans doute plus efficace qu?une réduction de coûts qui serait passée par une baisse du nombre de salariés dans un centre d?appel.

Cela paraît facile, mais il n?est pas évident de définir quels sont les mauvais coûts et quels sont les bons. Il y a deux voix à écouter dans cette cacophonie : celle de vos clients et celle de vos métiers. Ainsi, il ne faut pas toucher aux éléments essentiels qui vous lient aux clients. Ensuite, il faut distinguer les métiers sur lesquels vous créez de la valeur et les autres. Cela peut amener des changements importants par exemple dans la chaîne d?approvisionnement. Je parlais récemment au patron d?un groupe d?électronique international implanté sur la côte ouest des Etats-Unis. Il était confronté à une demande pressante de la part de ses clients, à savoir les enseignes de la grande distribution, d?avoir une grande flexibilité pour n?avoir en stock que les produits demandés par les clients, car la situation les empêche de financer des stocks dormants. Or, le groupe qui se produit essentiellement en Chine et au Japon se trouve confronté à un outil qui manque de réactivité. Leur sujet du moment est donc de réorganiser leurs flux d?approvisionnement. En même temps ce groupe songe à produire au Brésil ou au Mexique où il doit répondre à une demande croissante.

Que faut-il faire aujourd?hui : casser les prix pour faire du volume, ou sauver les marges ?

Vous voyez déjà les distributeurs dans le monde entier qui s?apprêtent à avoir une stratégie de prix agressive. Car la gestion des stocks doit faire en sorte de ne pas trop immobiliser de capital. Surtout pour les produits grand public, les ventes de fin d?année ne doivent pas être ratées. Ce qui ne sera pas vendu là, ne se vendra plus après. En revanche, sur les produits sur lesquels un distributeur possède un avantage "premium", il est possible, et même nécessaire de maintenir une politique de marges élevées. On le voit, pour toutes ces décisions, un pilotage presque scientifique est nécessaire, car les choses ne sont pas blanches ou noires.

Tout cela a des répercussions sur l?organisation de la chaîne d?approvisionnement et le sourcing. Jusqu?ici, le critère de décision était le coût. Maintenant, les entreprises vont davantage inclure la notion de flexibilité. Pour éviter par exemple de se voir piéger par des produits commandés il y a six ou neuf mois en Chine et qui ne correspondent plus au marché. Les sous-traitants ne seront pas choisis sur le seul critère du prix mais sur leur capacité à s?adapter rapidement à l?évolution des besoins. Pour des raisons similaires, c?est le moment de bien contrôler sa force de vente. Car des équipes autonomes pourraient être tentées de casser les prix de façon indifférenciée pour écouler le stock, alors que sur certains produits, il n?y a pas l?élasticité/prix en période crise. Donc ils n?auront ni les marges ni les volumes.


Faut-il arrêter d?investir ou au contraire est-ce le moment d?y aller ?

J?étais avec le patron d?un groupe minier international. Et bien, malgré la chute des cours des matières premières, ils n?ont pas stoppé leurs investissements. Ils poursuivent en particulier ceux engagés sur des projets stratégiques dans de nouveaux pays. En revanche, ils reportent tous les autres. L?expérience montre que les entreprises qui s?en sortent le mieux ne sont pas celles qui arrêtent d?investir, mais celles qui ciblent mieux leurs investissements. En particulier dans les domaines ou les régions susceptibles de donner un avantage stratégique face aux concurrents.

Est-ce le moment de racheter des activités ou des entreprises qui sont aujourd?hui moins chères ?

Le cycle actuel va clairement fournir le terreau de fusions et acquisitions à venir. Bien sûr, le mouvement de la mondialisation va se poursuivre, avec son lot de concentration. Il y a aussi un tas de raisons qui plus que jamais imposeront les fusions et acquisitions, comme la convergence média/télécom, l?apparition de nouvelles technologies, de nouveaux services financiers, etc. Mais une chose est sûre, il ne faut jamais acquérir une société parce qu?elle n?est pas chère. On fait une acquisition parce qu?elle répond à un besoin stratégique. C?est déjà suffisamment difficile de réussir l?intégration d?une société acquise?C?est le moment de bien scanner tout ce qui bouge dans les valorisations des sociétés de votre écosystème. Et de croiser ce résultat avec vos axes stratégiques. De plus il faut surveiller ce que les autres font. Car, vos décisions doivent aussi dépendre de ce que vos concurrents font. Bien sûr, être le premier à bouger peut vous fournir un avantage décisif, mais il faut aussi parfois être suiveur, si on le fait vite et bien. Le degré d?incertitude et de volatilité dans le monde est à un niveau historique. Et tout le monde peut se réfugier dans une attitude qui relève du "wait and see", mais nous pensons au contraire que c?est le moment d?être en première ligne.

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