Echapper à la "malédiction de la prospérité"

Dans "la Nouvelle écologie politique", Jean-Paul Fitoussi et Eloi Laurent (OFCE) évoquent les pistes pour sortir du dilemme entre la "décroissance" et le laisser-faire épuisant les ressources naturelles. "La Tribune" publie en exclusivité des extraits de l'introduction du livre, qui sort ce matin.

L'économiste du développement Paul Collier estime que les quelque 6 milliards d'humains vivant aujourd'hui sur terre se répartissent en trois catégories. Un milliard sont très riches : ils habitent pour l'essentiel en Occident (Etats-Unis, Canada, Europe), au Japon et en Australie. Quatre milliards sont en train de s'enrichir (en Asie, en Russie, en Amérique latine et du Sud). Enfin, un milliard sont pauvres, souvent très pauvres. Si l'on ne peut sous-estimer l'immense chemin qui reste à parcourir en matière de développement, il faut néanmoins convenir avec Paul Collier que la pauvreté extrême est réduite ou en voie de réduction pour 80 % des habitants de la planète.

Du côté de la prospérité, parfois insolente, voire obscène, le succès n'est pas moins grand : la population totale des personnes vivant dans de bonnes conditions matérielles est aujourd'hui supérieure à ce qu'était la population totale de la planète il y a deux siècles. En somme, la promesse du développement global serait enfin sur le point d'être tenue.

"Impensable il y a seulement une génération, cette réussite historique nourrit la crainte paradoxale que nous soyons désormais trop nombreux à être trop bien portants et trop riches. À mesure que l'humanité s'affranchit de la misère, une nouvelle loi de Malthus semble devoir lui barrer la route : si nous voulons préserver les écosystèmes terrestres, prévient-elle, il nous faudra réduire non seulement la population du globe, mais encore la part de chacun dans la consommation des ressources naturelles. La question se poserait dans les termes mêmes qu'avaient utilisés Gandhi : "il a fallu à la Grande-Bretagne la moitié des ressources de la planète pour accéder à la prospérité, combien de planètes faudra-t-il à l'Inde pour son développement ?"

"En effet, c'est le développement dans l'inégalité qui nourrit l'illusion que l'égalité de développement menacerait les ressources de la planète. Mais qui pourrait nier l'urgence écologique et, plus encore peut-être, la lenteur des réactions politiques et la vivacité des résistances de toutes sortes, qui retardent la nécessaire mutation des modes de production et de consommation ? La théorie économique en particulier est régulièrement accusée d'entretenir le déni de réalité. Obsédée par la croissance, elle condamnerait par principe toute entrave à l'activité des hommes, à la circulation des richesses et à la prédation des ressources les plus fragiles.

"Ici comme ailleurs, il est nécessaire de se défaire du fantasme d'une science économique intégrée, cohérente et disposant d'une réponse unique aux problèmes qui lui sont posés. On peut, on doit distinguer au moins deux paradigmes en économie. Le premier est celui de la régulation interne, qui postule que le système économique, par le fait d'une interaction libre entre des acteurs libres, est ou revient toujours à l'équilibre optimal. Si cette approche est vraie, les inquiétudes écologiques du moment sont hypertrophiées et frappées de myopie : le marché trouvera tout seul la voie du développement durable à condition que la puissance publique ne se mêle pas de ses tâtonnements.

Le second paradigme économique est celui de la régulation externe : il recouvre un large spectre de conceptions du monde mais toutes ont en commun de considérer que le marché, livré à lui-même, pourrait produire si ce n'est le chaos, du moins des fluctuations si coûteuses pour la société que celle-ci pourrait être tentée de changer radicalement de système de régulation.

"Dans cette acception de l'économie, qui mérite alors son nom ancien d'économie politique, le bon fonctionnement de l'économie de marché ne peut se concevoir sans l'intervention d'un agent extérieur - la puissance publique -, l'ordre économique et social résultant d'un équilibre complexe entre décisions individuelles et décisions collectives.

"L'objet du présent livre est de s'appuyer sur cette seconde conception du monde économique - celle de la régulation externe - pour démystifier cette malédiction de la prospérité qui conduit, au nom de l'équilibre écologique, à préférer la régression au progrès, la frugalité dans l'inégalité au développement dans la justice. Nous croyons qu'il est possible de poursuivre sur le chemin du développement humain sans sacrifier les écosystèmes terrestres mais à condition d'élever notre niveau d'exigence démocratique. L'égalité écologique est la clé du développement durable.

"Cet essai est une tentative de triangulation intellectuelle, qui se donne pour ambition d'imaginer une nouvelle voie entre les écueils symétriques dans lesquels tend à s'enfermer le paysage idéologique sur la question écologique : d'un côté, certains "progressistes" semblent toujours plus sensibles aux sirènes de la décroissance et du renoncement au progrès ; de l'autre, certains "conservateurs" succombent trop facilement à l'idée que la conjugaison du marché et de l'innovation technique suffirait à régler toutes les difficultés.

Les premiers résument le problème écologique au problème économique. Les seconds le réduisent au problème technologique. Ces deux attitudes ont l'égal avantage de se prêter aux antagonismes les plus simples et les plus immédiatement lisibles. Mais elles ont aussi en commun de tourner le dos aux exigences démocratiques.

"Par écologie politique, nous entendons la discipline qui tente de penser l'économique, le politique et l'écologique non seulement comme des systèmes ouverts les uns sur les autres, mais comme se déterminant réciproquement. De même qu'il existe des voies fécondes entre le libéralisme naïf et le dirigisme brutal, une écodémocratie est possible entre l'imprévoyance écologique et la décroissance résignée. C'est le sens de cet ouvrage.

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