BCE : pourquoi le programme de Jackson Hole a fait "pschitt"

Par Romaric Godin  |   |  1711  mots
Mario Draghi a dû abandonner rapidement son programme de Jackson Hole. (Crédits : Reuters)
Ce devait être la "révolution" de cette année 2014, un vaste programme présenté fin août par Mario Draghi pour relancer l'Europe. Quatre mois après, ce programme est oublié. Voici pourquoi.

C'était le 22 août dernier. Alors que les énièmes espoirs d'une reprise européenne semblaient une nouvelle fois tranchées par une irrévocable sentence, un coup de tonnerre résonnait dans l'ennui de cette fin d'été. Un coup de tonnerre parti de loin, du Wyoming. Comme chaque année depuis 1982, les banquiers centraux du monde entier se retrouvent en effet à cette époque dans la petite station de Jackson Hole. Ce vendredi, c'est le président de la BCE, Mario Draghi, qui doit prononcer un discours. Le thème annoncé est celui de « l'emploi dans la zone euro. » Chacun s'attend à un discours convenu à la BCE sur les vertus de la stabilité monétaire et des « réformes structurelles » pour favoriser l'emploi. Mais L'Italien va surprendre tout le monde.

Le programme de Jackson Hole

L'emploi n'est en effet qu'un prétexte au développement d'un vaste programme destiné à renforcer la croissance dans la zone euro et à éviter de s'alanguir dans une « longue période » d'inflation et de croissance faible. Ce programme s'appuie sur trois piliers. Deux sont déjà connus et, pour ainsi dire, déjà mis en place : une politique monétaire accommodante et des « réformes structurelles. » Mais la nouveauté, c'est que Mario Draghi demande l'utilisation du levier budgétaire pour redynamiser l'économie de la zone euro.

Le nécessaire pilier budgétaire

« Depuis 2010, la zone euro a pâti d'une baisse de l'utilisation et de l'efficacité des politiques budgétaires, en particulier par rapport aux autres grandes économies avancées », affirme le président de la zone euro. Il propose quatre moyens d'utiliser ce levier : plus de flexibilité dans l'application du pacte de stabilité, des baisses d'impôts compensées par des baisses de dépenses « non productives », une meilleure coordination des politiques budgétaires au sein de la zone euro et enfin une mobilisation des fonds au niveau européen. La relance doit se faire par une centralisation des ressources. « La solution pour renouer avec un taux d'emploi plus élevé réside dans une combinaison de politiques associant mesures monétaires, budgétaires et structurelles prises au niveau de la zone euro comme au niveau national», conclut Mario Draghi.

L'esprit de Jackson Hole

La logique de Jackson Hole est donc celle-ci : pour que la politique monétaire soit efficace, il faut que le nœud de transmission de cette dernière, les banques et les entreprises, disposent de perspectives en termes de demandes, autrement dit aient envie d'investir. Pour cela, il faut utiliser l'arme budgétaire qui, pour ne pas être un simple feu de bois, doit être accompagné de « réformes structurelles. » Mais, à l'inverse, ces réformes seules, parce qu'elles ont un effet souvent récessifs à court terme, ne sauraient être mises en place sans stimulation de la demande. Le diagnostic semble juste, la solution - quoique encore timide - applicable.

L'oubli de Jackson Hole

Quatre mois après ce discours qui a beaucoup fait jaser, il semble pourtant que les frimas de l'hiver, pourtant doux, aient définitivement gelé les espoirs du mois d'août. Ce programme semble définitivement enterré. Nul ne parle plus à la BCE d'utilisation du levier budgétaire. On ne parle plus que d'assouplissement quantitatif, de QE, autrement dit de rachat massif de titres divers dont les dettes souveraines. Pourtant, lors de sa conférence de presse du 4 septembre, Mario Draghi soulignait que « du point de vue du banquier central, il est très difficile pour nous d'atteindre l'objectif d'un taux d'inflation proche mais inférieur à 2 % en se basant seulement sur la politique monétaire. » En d'autres termes, l'ancien gouverneur de la Banque d'Italie reconnaissait alors son incapacité à lutter par le seul levier monétaire contre l'inflation faible. Il n'est plus question aujourd'hui de cette impuissance et la question n'est pas s'il y aura un QE, mais quand.

Les réformes, oui, la relance non

Il semble même que l'on soit revenu avant ce 22 août. La BCE ne parle plus d'utilisation des ressources budgétaires et, au contraire, ne manque aucune occasion de fustiger le manque de réformes ou le « laxisme budgétaire » de certains pays. On est frappé à la lecture de la dernière interview de Benoît Coeuré, le membre français du directoire de la BCE, au quotidien L'Opinion, du contraste avec ses propos du mois de septembre. Benoît Coeuré avait en effet, le 18 septembre, publié un texte avec un ancien membre du directoire de la BCE, Jörg Asmussen, « démissionné » par Angela Merkel. Une véritable provocation pour le gouvernement de Berlin. Ce texte reprenait les grandes lignes du programme de Jackson Hole en insistant sur la nécessité pour l'Allemagne de relancer son économie. « L'Allemagne peut utiliser ses marges de manœuvre budgétaire pour soutenir l'investissement et réduire la fiscalité du travail », indiquait ce texte. Trois mois plus tard, Benoît Coeuré a adopté un ton très différent, il demande certes aux États « d'investir et de se réformer », et à l'Allemagne « de se préparer au vieillissement de sa population », mais il insiste lourdement sur la nécessité pour l'Italie et la France de respecter le pacte de stabilité et de faire beaucoup « en matière de désendettement et de compétitivité. » Plus un mot sur la logique d'ensemble de Jackson Hole. L'esprit de ce discours du 22 août semble définitivement perdu. Pourquoi ?

Le mur allemand

Première réponse : l'esprit de Jackson Hole s'est écrasé contre le mur du refus allemand. A Berlin, Wolfgang Schäuble, le très rigide ministre fédéral des Finances, a d'emblée rejeté ce nouveau programme. Quelques jours après la sortie de Mario Draghi, il affirmait que « l'on avait mal compris » le président de la BCE. C'est que le ministre veut être le premier depuis 1969 à rétablir l'équilibre des comptes fédéraux, le fameux « schwarze Null » (zéro noir), et qu'il n'entend donc pas mettre un centime à disposition d'une quelconque relance. Sans compter qu'en Allemagne, on ne voit dans une relance « européenne » qu'une perte inutile d'argent puisque les autres États se montrent laxistes et indisciplinés. Au sein même du gouvernement allemand, le social-démocrate Sigmar Gabriel, un temps favorable à la relance, n'a pas tardé à rentrer dans le rang et à s'aligner sur Wolfgang Schäuble. Bref, c'est une fin de non-recevoir qu'envoie Berlin à Mario Draghi.

La lutte entre Berlin et Francfort

En réalité, l'automne a donné lieu à une passe d'arme feutrée entre Berlin et Francfort. Mario Draghi a, en septembre, mis une forte pression sur l'Allemagne, esquissant le QE comme une menace. L'Allemagne a répondu en organisant une résistance interne à la BCE, via la Bundesbank bien sûr, qui a voté dans le conseil des gouverneurs contre les mesures supplémentaires prises par la BCE en septembre, mais aussi bien plus large. Ainsi, fin octobre, Reuters publiait un brûlot, une dépêche faisant apparaître un fort mécontentement interne, voire une vraie contestation, au sein de la BCE contre Mario Draghi. Dans sa conférence de presse du 6 novembre, ce dernier rétablissait son autorité en réaffirmant sa volonté de gonfler de 1.000 milliards d'euros le bilan de la BCE. Mais l'acceptation par la Buba et Berlin du QE a eu un prix : l'abandon de la demande d'action budgétaire. L'esprit de Jackson Hole est mort de ce compromis.

L'impossible soutien franco-italien

Mais si Mario Draghi en est venu à devoir faire un tel compromis, c'est qu'il s'est retrouvé seul face à Wolfgang Schäuble. Les États de la zone euro n'ont jamais vraiment pris le programme de Jackson Hole au sérieux. C'est particulièrement le cas de la France qui, tout en soutenant officiellement la BCE, a envoyé un message négatif dès le 25 août en modifiant son gouvernement dans un sens plus favorable à l'Allemagne. Le limogeage d'Arnaud Montebourg qui ne disait finalement rien d'autre que Mario Draghi à Jackson Hole a montré que Paris ne suivrait pas la BCE dans son bras de fer avec Berlin. Un mois plus tard, le 22 septembre, Manuel Valls se rend à Berlin, avec pour ambition de demander à Berlin une relance contre des réformes en France. Un soutien, donc, à Jackson Hole. En réalité, obsédé par la gestion par Bruxelles de son déficit, la France ne réclamera pas réellement de relance à Angela Merkel, se contentant de la bienveillance allemande vis-à-vis de son déficit. Quant à Matteo Renzi, il a rapidement abandonné ses ambitions sur la croissance qu'il prônait au début de la présidence italienne en juillet. Là encore, le tir de barrage de Wolfgang Schäuble et la pression de la Commission ont fait leur œuvre. Le sommet sur l'emploi du 8 octobre, censé venir appuyer la demande de Mario Draghi a ainsi fait chou blanc. Pour Mario Draghi, isolé, son programme était intenable.

Les leurres des plans de relance

La BCE peut certes se cacher derrière des leurres, des faux plans de relance destinés à montrer que cette part du programme de Jackson Hole a été faite. A tort, évidemment. Le plan d'investissement Juncker est un écran de fumée, derrière lequel pourtant Benoît Coeuré s'appuie dans son interview à L'Opinion. Quant au plan allemand, qui prévoit un investissement de 10 milliards d'euros supplémentaires à partir de 2016, répartis sur trois ans et si l'équilibre des finances fédérales le permet, c'est simplement une goutte d'eau inutile et fantaisiste destinée à éblouir les crédules.

Bref, quatre mois après sa naissance, le programme de Jackson Hole est mort et enterré. Or, l'application d'une seule partie de ce programme n'a guère de sens. En abandonnant l'exigence de la relance pour faire un QE, la BCE prend le risque de jeter des seaux d'eau dans la mer. Et de donner ainsi raison à la Buba sur son inefficacité. En revanche, les « réformes » et les structures européennes de contrôle budgétaire continueront d'agir négativement sur la croissance européenne. La zone euro, au-delà des vagues conjoncturelles, risque désormais de se retrouver dans une longue période d'inflation et de croissance faible. La chance de Mario Draghi est passée.