Vivre dangereusement : journal d'un spécialiste ABS*

Pour sûr, le vent a tourné, témoigne ce financier d'un département ABS d'une grande banque, à Londres. Premier épisode d'une pièce en plusieurs actes.

C'est dans la presse financière depuis plus d'un mois : la banque pour laquelle j'ai le plaisir de travailler va couper dans ses effectifs.

Il y a 4 semaines, un senior manager s'est aventuré dans le pub où mon équipe prenait quelques verres. Il a commandé une boisson, il s'est assis, et je lui ai demandé s'il avait lu l'article du FT. "Celui sur les SIV (1) de Citi ?, a-t-il répondu, oui. - Non, lui ai-je répliqué, l'article sur les plans de licenciement de la banque dans l'activité des crédits structurés". À cet instant précis, il a été pris d'une soudaine toux, il s'est levé et a quitté le pub avant même que son verre lui ait été servi.

C'est l'unique communication en interne que j'ai expérimentée de la part du management sur le sujet depuis lors. L'embarras de ce manager et son empressement à quitter les lieux en disent long. Depuis que j'ai rejoint la banque il y a trois ans et demi, la presse n'a pas seulement été toujours en avance sur la communication de la direction, elle s'est aussi révélée plus fiable.

Travaillant dans les financements structurés, je sens bien que je suis proche de l'oeil du cyclone. En même temps, ça pourrait être pire. J'aurai pu avoir été embauché sur le desk en charge des CDO (2). Quand je les vois aujourd'hui déambuler tels des zombies, je me félicite d'avoir fait le bon choix. D'ailleurs, je ne sais pas bien si je dois éprouver de la pitié pour eux ou les tenir responsables pour l'effondrement du marché avec ces attardés cupides qui ont accordé des prêts hypothécaires, type LTV (3), à hauteur de 100 % de la valeur du bien, à des Américains de 80 ans avec un passé d'emprunteur plus que douteux.

Cela dit, l'avenir ne semble pas briller non plus pour moi. Ces trois derniers mois, mon job s'est, pour ainsi dire, résumé à lire le journal le matin et surveiller les dernières infos Bloomberg sur les marchés l'après-midi. Qualifier l'atmosphère qui règne au bureau de glauque est un euphémisme.

La dernière fois que l'on a fêté un closing, c'était il y a 6 mois. Depuis, pas un seul dîner gastronome, pas une seule escapade dans un strip joint. Je ressens durement les symptômes de la privation. Les seuls en train de sourire aujourd'hui au bureau sont ceux qui ont rejoint la banque cette année avec un bonus garanti. Au départ, ils étaient contents de se mêler aux anciens, aujourd'hui ils ont tendance à rester entre eux et nous évitent. Pour être honnête, je n'ai, de toute façon, pas très envie de passer du temps avec eux.

Viendra bientôt le macabre jeu des chaises musicales. Et quand la musique démarrera, nous (qui n'avons pas de bonus garanti) serons les seuls à devoir nous lever.

*Asset-Backed Security : dans le cadre d'opérations de titrisation, titres émis par le véhicule ad hoc afin de lui permettre d'acheter des actifs, comme des stocks ou des créances clients, auxquels ils sont donc adossés.

(1) Structure investment vehicules : véhicules d'investissement structurés.
(2) Collateralized debt obligations : titres représentatifs de portefeuilles de créances bancaires ou d'instruments financiers de nature diverse (produit de finance structurée).
(3) Loan-to-value (prêt à valeur de)

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