"Changer la société, mais sans la brutaliser" (Michel Wieviorka)

Par Denis Lafay  |   |  2479  mots
Michel Wieviorka, directeur d'études à l'EHESS. (Crédits : Sébastien Kunigkeit/dpa)
[Un an de présidence Macron] Le sociologue et directeur d'études à l'EHESS Michel Wieviorka espère "ardemment" que le président réussisse. Il salue ses qualités de modernisateur mais le met en garde : son expression technocratique et autoritaire du pouvoir, son ignorance des corps intermédiaires, son traitement partiel de la conflictualité, s'avèrent des entraves à l'accomplissement du vœu réformateur.

LA TRIBUNE - Il y a un an, l'élection d'Emmanuel Macron était synonyme d'immense saut dans l'inconnu. Avec pour première interrogation sa détermination à créer concrètement une rupture de style, de stratégie, de méthode politiques. Dans ce triple domaine, a-t-il "réussi" ?

MICHEL WIEVIORKA - Cette immense rupture, personne ne peut la contester. Qu'on l'admire ou qu'on s'y oppose, elle est factuelle. Son incarnation recouvre plusieurs dimensions. Voilà un chef d'État jeune, qui n'a pas peur de débattre pour défendre ses idées, qui sait ce qu'il veut et l'exprime nettement, qui ne tergiverse pas. Chacun a conscience d'assister à un renouveau, à une transformation du comportement politique.

Cette élection avait fait écho à certaines singularités (en matière d'attentes, de besoins, d'espérances) de la société, mais aussi à la déliquescence du modèle politique. Douze mois plus tard, des réparations sont-elles visibles ?

Le système politique ne correspondait plus du tout aux exigences de nos contemporains, et cette victoire est venue concrétiser l'immense décalage entre les aspirations de la population et l'offre politique, le fonctionnement des partis et l'état des institutions. Et que voit-on aujourd'hui ? Un échiquier que l'on n'aurait jamais imaginé : un centre très large, et, pratiquement sans transition, un espace fait de radicalité ; deux extrémités, le Front national et la France insoumise ; un espace balisé par ces deux pôles - une chance pour la France, d'autres pays n'en comptent qu'un, à droite, singulièrement puissant. Ce centre, où Emmanuel Macron est solidement installé, n'est pas figé. Lui-même l'incarne avec une réelle capacité à se déplacer, au gré des sujets et des équilibres politiques du moment - tour à tour avec prudence ou vigueur, et le plus souvent vers sa droite. Exemples ? Sur la laïcité, il a pris pendant un an le temps de consulter longuement intellectuels comme leaders religieux, d'écouter, de préciser son positionnement avant, le 9 avril devant les évêques français, de livrer sa pensée, plus proche de celle de Nicolas Sarkozy lors du discours du Latran (2007) que de celle de la gauche.
En revanche, lorsque "sa religion est faite", et puisqu'il n'y a face à lui ni obstacle politique ni risque de contestation parlementaire ou institutionnelle, il sait faire preuve de détermination, voire d'autorité. Sa politique de réformes l'engage alors dans une certaine dureté, au moins dans sa présentation et sa communication.
Mais après un quinquennat Hollande rongé par une autorité défaillante, et à l'aune d'un contexte international où, des États-Unis à la Russie, de la Turquie à la Hongrie, les figures autoritaristes triomphent dans les urnes, est-ce étonnant ?
Dans de nombreux pays dits démocratiques, la demande de leadership autoritaire voire autoritariste est en effet élevée, et elle se concrétise de plus en plus. Mais elle s'incarne la plupart du temps dans des partis extrémistes, notamment nationaux-populistes. Emmanuel Macron est le premier à exprimer une pareille autorité dans une position "de centre".

Déploie-t-il une forme inédite "d'exercice démocratique de l'autorité" ?

Son exercice aussi résolu voire rude du pouvoir questionne la nature de sa relation avec l'organisation de la société. En son temps, Nicolas Sarkozy avait agi de même : mais, clairement "homme de droite", il était ainsi "espéré" par ses électeurs, et ses actes ondoyaient davantage. Cette fois, la critique est sévère : sa gestion par ordonnances ou la hâte de ses réformes révèlent chez Emmanuel Macron une ignorance délibérée et criante des corps intermédiaires - assimilés à des obstacles à la modernisation. L'impression est qu'à ses yeux les mouvements et les acteurs (sociaux, culturels, sectoriels) d'une société civile déjà anémiée ne peuvent constituer que des entraves à la mise en oeuvre de sa stratégie. Ce que consolident deux autres singularités : l'essentiel des institutions politiques lui sont soumises, et son exercice du pouvoir repose bien davantage sur les raisonnements (ultra) technocratiques et les calculs politiques de son aréopage que sur une prise en compte des attentes sociales. Dès lors, après le bottom-up que laissait promettre sa stratégie de campagne s'est imposé le mécanisme, antithétique, de top-down. Or, comment déployer des réformes si celles-ci ne sont pas pensées aussi en fonction des dispositions de la population ?

Inexpérience compréhensible, volonté louable de réussir vite... Ou périlleuse arrogance ?

Un mélange des trois, mais dont il ne faudrait pas exagérer l'importance. Emmanuel Macron est sincèrement à l'écoute de tout ce qui et de tous ceux qui lui permettent de "lire" la société, de déchiffrer les grands mouvements. C'est un homme ouvert, qui dialogue, argumente, inlassablement. Mais il peut donner aussi l'image de l'arrogance. Toutefois, celle-ci n'est-elle pas nécessaire pour inverser les paradigmes délétères dans lesquels la présidence "normale" de son prédécesseur a précipité le pays ? L'autorité peut avoir ses vertus. Finalement, qui que l'on soit, quelle que soit l'indépendance critique que l'on doive manifester à son égard, ne doit-on pas ardemment lui souhaiter le succès ? Car ne nous méprenons pas : la société se remettra en mouvement et le système politique se transformera s'il réussit, non s'il échoue. Comme intellectuel et citoyen qui se veut responsable, je m'efforce là d'exercer mon esprit critique sans chercher à l'affaiblir ou à entraver son action.

Le degré de citoyenneté est l'objet de vifs débats et contestations. Les politiques étrangère et domestique d'Emmanuel Macron contribuent-elles à revivifier le goût et la fierté d'être Français ?

Malheureusement, personne ne connaît la formule chimique qui redonne fierté à une nation ! Sans conteste, Emmanuel Macron redore le blason français à l'étranger, notamment au sein d'une Europe qu'il s'emploie sans ménagement à revitaliser. C'est là un levier utile mais non décisif de fierté citoyenne. Cette dernière, c'est, prosaïquement, dans la réduction du chômage et dans l'amélioration du pouvoir d'achat qu'elle se forge en premier lieu. Mais pas seulement : personne n'a oublié l'euphorie nationale "bleu-blanc-rouge" qui a entouré la victoire de l'équipe de France de football au Mondial de 1998.

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[Le président "redore le blason français à l'étranger", notamment en essayant de revitaliser l'Europe. Ici, le 17 avril au parlement de l'UE, à Strasbourg. Photo : Reuters]

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Le style et les méthodes Macron disqualifient-ils - et peut-être pour longtemps - les pratiques et les rhétoriques politiques traditionnelles qu'épousent encore la plupart de ses adversaires ?

Aujourd'hui, la parole de l'opposition n'est guère audible, sauf à être radicale ou excessive. La fadeur des uns croise l'extrémisme des autres, et dans ce contexte il est prématuré d'espérer la reconstruction d'un champ politique. Celle-ci pourra prendre forme au fur et à mesure des effets, positifs plutôt que négatifs, de la politique d'Emmanuel Macron.

Dans votre essai "Face au mal, le conflit sans la violence" (Textuel, 2018), vous estimez que la guérison des maux de la société (violences sociales, racisme, discriminations, terrorisme) implique de repenser, de revigorer, de réinstitutionnaliser la conflictualité. L'unanimité semble se faire sur les vertus de l'effacement droite-gauche conceptualisé par Emmanuel Macron. Cette dissolution des clivages n'est-elle pas "aussi" source d'égarement et d'apathie idéologiques, et donc d'endormissement de conflictualités pourtant si motrices ?

Espérer juguler les violences par l'appel à l'unité est un leurre. Le conflit institutionnalisé est une réponse au moins aussi efficace. Toute société est à la fois une et plurielle. Une si on considère que nous appartenons à une nation et/ou à une république indivisibles, ou que nous sommes liés par la force de la solidarité. À ce titre, qu'Emmanuel Macron s'emploie avec détermination à incarner l'unité du pays et à la porter vers l'avenir est tout à fait respectable et souhaitable. Mais, autre réalité, la société est également plurielle, c'est-à-dire divisée. Et l'enjeu pour tout président voulant exercer un pouvoir modernisateur est de rendre possible le traitement démocratique non seulement de ce qui unit, mais tout autant de ce qui divise. Et pour cela, il n'est pas possible d'ignorer les demandes et les propositions liées à des conflictualités que portent ceux que le pouvoir actuel tend à marginaliser : les corps intermédiaires. Comment s'étonner alors de la dureté des mouvements sociaux de ce printemps ?
Emmanuel Macron peut-il intégrer le fait que la France est susceptible d'agitation et de contestation et capable de produire des idées, d'avoir une vie intellectuelle dense, et en faire son miel ? Comment peut-il reconnaître et mettre en valeur des espaces de confrontation d'où découlent une compréhension et une interprétation du monde tel qu'il est en train de se transformer, mais aussi d'où naissent idées et orientations, utopies et expérimentations, vision et stratégie ?

L'un des maîtres mots du vocable macronien, qui d'ailleurs reflète son inspiration saint-simonienne et sa proximité avec le monde de l'entreprise, est "efficacité". Un mot d'autant plus cardinal après un quinquennat frappé de son antonyme. Mais tout est-il bien possible et même acceptable au nom de l'efficacité ?

Emmanuel Macron est, indiscutablement, un modernisateur, et dès lors l'exigence d'efficacité est non seulement compréhensible mais absolument nécessaire. Pour autant, elle ne doit pas être isolée d'autres exigences. Celles notamment de pédagogie, de compréhension, d'écoute. Et celle de bienveillance - qu'il a d'ailleurs évoquée, sans doute avec sincérité, pendant la campagne.

En un an, la démocratie française a-t-elle progressé ?

La démocratie ne s'est pas nécessairement améliorée. En revanche, le sentiment qu'il faut la repenser a, à coup sûr, progressé. Partout dans et hors de France se propagent des pulsions autoritaristes, voire antidémocratiques, signes que la démocratie est en difficulté dans un grand nombre de domaines. Exemple ? La réduction du chômage, qui relève largement d'un espace économique vite mondial et "a-frontalier" alors que l'espace de la vie démocratique est en premier lieu national. Mais aussi, pèle-mêle : les revendications indépendantistes à l'intérieur d'un État-nation, le traitement de différences culturelles, la lutte contre le terrorisme - qui met en cause la séparation des pouvoirs -, la victoire par les urnes de forces non démocratiques... La liste des situations auxquelles la démocratie ne sait pas faire face, sinon par un raidissement peu démocratique - comme le Patriot Act aux États-Unis -, est pléthorique. C'est là un défi pour Emmanuel Macron. Mais pour cela, il peut aussi compter sur des atouts.
Depuis une trentaine d'années, de la cellule familiale à l'Europe, de la multiplication des ONG à la prise en main, par les institutions elles-mêmes, de drames muselés depuis trop longtemps (pédophilie, harcèlement sexuel, délits financiers des partis politiques, etc.), d'indiscutables progrès démocratiques ont été enregistrés - par le bas, à un niveau infra-étatique, ou par le haut, à un niveau supra-étatique, l'Europe notamment. Il est de la responsabilité du président de la République d'accélérer ce mouvement. Être un modernisateur et un réformiste n'interdit pas de tenter de renforcer ou d'élargir la démocratie.

Au moment de cet entretien, la France de la fonction publique, des entreprises publiques, et des transports (complètement ou partiellement publics) est engagée dans un dur conflit social. Son issue mettra au révélateur la faculté d'Emmanuel Macron d'accomplir ce pour quoi il a été véritablement élu : réformer. Au-delà de ce contexte conjoncturel, son premier bilan indique-t-il qu'il peut faire entrer la France dans une dynamique et, à plus long terme, dans une culture de la réforme et de la transformation ?

Une majorité de Français, et j'en fais partie, retient son souffle, cette même majorité est consciente que le transport ferroviaire doit transiter d'un vieux monde à un nouveau monde. Mais cela doit-il se faire au prix d'une stratégie arrogante et de méthodes qui discréditent les acteurs du dialogue social, à commencer par les syndicats ? Entre la réalisation et la publication de cet entretien, la situation aura inévitablement évolué, elle se sera peut-être apaisée, ou durcie. Quoi qu'il en soit, et la règle vaut pour tous les autres chantiers de réforme : les conflits sociaux expriment les divisions, mais n'excluent pas la convergence vers l'amélioration de la situation professionnelle, financière, sociale, humaine de tous. Changer la société sans la brutaliser ni la fracturer, et tout en l'écoutant : le chantier est immense, il est extraordinairement complexe à mettre en oeuvre, et c'est ce que nous devrions attendre d'un président.

Les réformes engagées mettent en lumière plusieurs France, celles - grossièrement de la modernité et des archaïsmes, celles du mouvement et de l'immobilisme, celle de l'audace et des corporatismes... mais aussi une mosaïque d'inégalités - territoriales, géographiques, générationnelles, statutaires, d'accès aux technologies et à la connaissance, etc. À quelles conditions Emmanuel Macron peut-il faire coexister des groupes sociaux aujourd'hui fragmentés et même rivaux ?

Sa stratégie, notamment de communication, consistant à distinguer certains groupes sociaux et, par exemple, à "faire payer" davantage les retraités ou à "faire s'incliner" les cheminots crée un sentiment d'injustice. Cette manière de concevoir les privilèges par groupe social et de dire ce que chacun peut "débourser" ou "percevoir" est difficilement compatible avec le projet de rassembler la population dans une dynamique commune de changement et de réformes et dans une vision universelle du progrès. Surtout lorsque l'impression dominante est que les plus riches sont épargnés ! C'est l'aspect le plus contestable de la démarche verticale du pouvoir, de cette approche davantage technocratique et autoritaire que sociale et portée par le souci de faire vivre la démocratie.
Une majorité de Français, et j'en suis, concède sans réserve à Emmanuel Macron d'avoir sauvé et de préserver encore notre pays du pire : l'extrême droite, ou l'extrême gauche, ou seulement même une droite extrêmement dure. Cela se traduit par un regard qui peut être critique sur son action, mais en considérant comme prioritaire de lui laisser le temps de jouer sa chance et de tenter de réussir là où les formations et les méthodes politiques traditionnelles ont échoué depuis trop longtemps, notamment sous les présidences Sarkozy puis Hollande. Car cette chance, c'est notre chance. Celle de voir des réformes accompagner la réussite sur les fronts de l'emploi, de la croissance et des revenus pour permettre que soit repensée et relancée la démocratie.