
Gageons qu'elle regarde avec grande attention les turpitudes dans lesquelles Ron DeSantis est aujourd'hui enferré.
Le Gouverneur de Floride était un rival extrêmement sérieux de Donald Trump pour porter la bannière républicaine lors des prochaines élections présidentielles. Réélu triomphalement en novembre dernier aux commandes du troisième État le plus peuplé (22 millions d'habitants), il suffit, pour mesurer son degré de crédit, de recenser les surnoms dont Donald Trump l'affuble publiquement - ou, selon Bloomberg, secrètement - depuis l'an dernier : de « Ron DeSanctimonious » (Ron-la-morale) à « Tiny D » (petite taille et petite b...), la liste s'étire et précipite l'auteur dans un humus pestilentiel. Jusqu'à il y a peu, ils témoignaient de sa fébrilité, aujourd'hui ils sont plutôt moqueurs. Car pour l'heure les sondages le positionnent très en avance. Et l'heure est critique, car à dix-huit mois du scrutin elle date la dynamique des soutiens politiques au sein du Parti républicain et surtout celle des financements. Selon le site FiveThirtyEight, les Républicains se prononceraient à 53,5% en faveur de l'ancien Président et à seulement 20,8% pour son adversaire - sondage réalisé avant la déclaration de candidature de Ron DeSantis. Certes, il reste du temps d'ici novembre 2024, et les affres judiciaires de Trump pourraient mettre prématurément fin au combat ; mais l'abîme qui sépare les protagonistes apparaît, pour l'heure, irrémédiable.
L'erreur de DeSantis
Comment expliquer cette vertigineuse défaillance qu'elle scrute si précautionneusement ?
Essentiellement par une stratégie programmatique manquée. Manquée car polarisée sur le « combat des valeurs », « la guerre culturelle », la destruction du « progressisme ». La liste des actes témoignant de l'obsession de Ron DeSantis est longue. Pêle-mêle : réduction de quinze à six semaines du délai autorisé pour avorter ; négation de références à l'histoire afro-américaine ; chasse tous azimuts contre la reconnaissance et les aspirations des populations LGBT+ - jusqu'à accorder aux médecins la liberté de « choisir » les patients qu'ils décident de traiter, cette directive stigmatisant explicitement la communauté homosexuelle et transgenre - ; « autodafé » (fictif) des manuels scolaires jugés attentatoires au puritanisme sexuel et religieux, etc. « Cerise sur la gâteau » : la guerre qu'il mène contre Disney, « coupable » de dérives progressistes, s'est soldée par l'annulation du projet d'implantation d'un nouveau campus - 1 milliard de dollars d'investissement, et 2 000 emplois pour la plupart « importés » de Californie. Et la liste est loin d'être achevée. Dans son viseur : l'éradication du wokisme. « La Floride est l'endroit où le wokisme va mourir », aime-t-il asséner. Le wokisme pourrait, plutôt, lui survivre, si la descente aux enfers se poursuit maintenant qu'il s'est déclaré officiellement candidat.
L'erreur de DeSantis ? Croire que cette « guerre culturelle » est au cœur des préoccupations de tous les Américains. Elle est peut-être essentielle au sein de son électorat floridien, puritain, évangélique, nationaliste, elle est illisible des sympathisants républicains des États pauvres, agricoles, post-industriels, désertés, avant tout focalisés sur leurs conditions de vie - emploi, inflation, couverture sociale et médicale, accès aux services publics, etc.
« Théorie la plus chimiquement pure du communautarisme »
Cette erreur est-elle susceptible de la reproduire en France ?
Elle, c'est Marine Le Pen, leader d'un Rassemblement national qui depuis quelques mois multiplie les initiatives « contre l'idéologie woke », cette « régression civilisationnelle », cette « théorie la plus chimiquement pure du communautarisme » qu'elle assimile à une « secte ». Ainsi, le député Roger Chudeau et l'eurodéputé Philippe Olivier ont fondé une association parlementaire contre le « poison du wokisme ». Dans le viseur : la propagande LGBT dans les écoles, l'écriture inclusive, les réunions racisées ou genrées, le transgenre dans le sport, etc. Le 22 avril, la Fondation Identité et démocratie organisait à Paris un colloque dédié à « déconstruire » la « déconstruction » dont l'idéologie woke serait coupable. En guest star, Jordan Bardella, le président du RN, exhortant à « préserver l'espace public de ce puritanisme » (...) qui met à mal « avec férocité la famille, les différences biologiques, l'identité nationale, la science et la raison occidentale ».
Le 7 mai, un octogénaire et ancien chef du Front national au conseil municipal des Mureaux vandalisait une œuvre de Miriam Cahn, exposée au Palais de Tokyo. Titrée Fuck abstraction ! Elle représente une personne fluette les mains liées pratiquant sous la contrainte une fellation à un homme dominant. Selon l'artiste suisse : un symbole des « atrocités de la guerre », du « viol comme arme de guerre et crime contre l'humanité » - ce que la barbarie russe en Ukraine met chaque jour en lumière. Aux yeux des associations Juristes pour l'enfance, l'Enfance en partage, Face à l'inceste, et Innocence en danger qui avaient exigé de la justice - sans succès - le décrochage de l'œuvre, aux yeux aussi de la députée RN Caroline Parmentier qui, debout dos à l'œuvre, avait diffusé le 17 mars une vidéo sur Twitter : une « incitation à la pédocriminalité, un clin d'œil à tous les prédateurs, agresseurs d'enfants ». Selon le RN, combattre le wokisme signifie étrangler les libertés.
Le wokisme devient donc l'un des axes programmatiques du RN. Les explications de Roger Chudeau (16 mai, JDD) sont explicites : « La lutte contre le wokisme va changer l'image du mouvement. On nous voit souvent comme proches du peuple, plus "fin du mois" que "fin du monde". Mais désormais, on va parler de la fin de notre monde ». Et tant pis si le ridicule doit tuer, comme le démontrent les ineptes contradictions dans lesquelles se fourvoie le RN : il vomit la cancel culture (ou « culture du bannissement ») au nom de laquelle on expulse tout objet, tout monument, tout individu, et bien sûr toute œuvre qui contrevient à ses « valeurs » ; la vidéo de Caroline Parmentier, les tentatives auprès du tribunal administratif de Paris puis du Conseil d'État pour condamner l'œuvre de Miriam Cahn relèvent-elles d'autre logique que celle de cancel culture et de sectarisme ?
Fine connaissance de son électorat
Il est pourtant peu probable que Marine Le Pen se laisse embarquer dans les mêmes travers qui plombent aujourd'hui l'avenir électoral de Ron DeSantis. Et cela pour plusieurs raisons.
De sa connaissance experte des électorats RN, Reconquête, et « frange dure » des LR, elle sait que leurs aspirations se focalisent sur des priorités nettement moins « philosophiques » et nettement plus individualistes, matérielles, du quotidien. Elle sait qu'au sein même de son aréopage d'élus, le sujet ne suscite guère d'intérêt. Elle sait que l'autre icône étrangère du combat contre le wokisme, le hongrois Viktor Orban, n'a développé son obsession hystérique qu'une fois solidement installé au pouvoir. Elle sait, dorénavant, que ce que son vivier d'électeurs pense doit être décorrélé ce qu'elle pense elle-même, et donc qu'il ne faut pas inféoder un programme politique à ses convictions intimes lorsqu'elles sont incomprises ou déstabilisent - erreur qu'elle paya par l'humiliation lors du second tour du scrutin de 2017. Enfin, elle qui élude pleutrement, mais subtilement les thèmes dits sociétaux, éthiques et moraux sait qu'investiguer exagérément le sujet l'exposera dangereusement à l'égard de parcelles communautaires qu'elle a su, avec patience et discipline, apprivoiser. Car ces thèmes sont susceptibles de dresser les uns contre les autres des fragments de son électorat ; la manière dont les députés RN se sont divisés en novembre 2022 lors du vote sur la constitutionnalisation du droit à l'avortement l'illustre - 38 favorables, 23 opposés, 13 abstenus. Elle sait qu'elle n'a rien à gagner à labourer un terrain aussi miné.
« La mauvaise écume d'une vague nécessaire »
Miné, le sujet du wokisme l'est en effet particulièrement. En premier lieu parce qu'il est victime d'amalgames. Et d'abord sémantiques. Woke (éveil en anglais) ou wokisme désigne « un courant de pensée, une idéologie dénonçant toutes les formes d'inégalités, d'injustices et de discriminations subies par les minorités ethniques, sexuelles ou religieuses ». Qui, excepté à l'extrême droite, peut prétendre contester ce socle républicain et humaniste ? Personne, il faut l'espérer. Un terme toutefois circonscrit le hiatus entre le noble fond et la périlleuse forme : courant de pensée.
Il est incontestable que l'idéologie du wokisme ouvre les vannes à des comportements dangereux, à une intolérance qui aujourd'hui trouve facilement sa place dans un espace de communication, d'information et de débat public manichéen et haineux dépourvu de nuance, dans une société que les algorithmes et les logiques communautaristes enferment dans des silos, dans des raisonnements consanguins, dans des analyses et des opinions endogames. Les exemples ne manquent pas, ici une plume féministe vomissant tous les hommes sans discernement ou une protestation enflammée contre la tenue d'un débat universitaire, là la réécriture d'un roman « vidé » de ses propos jugés négrophobes ou moqueurs vis-à-vis d'une minorité - ceci dans le déni de toute recontextualisation historique.
Ces dérives portent toutefois un intérêt : elles questionnent le sujet, passionnant, de l'expression admissible ou délétère, utile ou contre-productive, de la colère et de la radicalité. Elles interrogent la démocratie, car elles sollicitent la reconnaissance qu'il faut conférer aux minorités actives, et les critères de légitimation de la démocratie représentative. Isoler les pratiques nuisibles de l'objet, cardinal, qu'elles pensent honorer : c'est tout l'enjeu, que Thomas Legrand dans un éditorial (Libération, 10 mai 2023) résume à distinguer « la mauvaise écume d'une vague nécessaire - la lutte contre bien des dominations ». Un enjeu pour faire reculer en même temps les discriminations dont sont victimes des minorités et les mouvements politiques qui assiègent ces dernières.
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