DémocratIA : une expérience vertigineuse

La publication prochaine de l’essai DémocratIA composé avec des IA à partir d’une série de vidéos de conférences, est un défi au temps, mais plus encore à l’écriture.
Cette photo est une représentation imaginaire de la conférence de Cédric Villani donnée dans le cadre du Forum « Une époque formidable » le 2 octobre au théâtre des Célestins à Grenoble ; elle a été générée via le logiciel Midjourney.
Cette photo est une représentation imaginaire de la conférence de Cédric Villani donnée dans le cadre du Forum « Une époque formidable » le 2 octobre au théâtre des Célestins à Grenoble ; elle a été générée via le logiciel Midjourney. (Crédits : DR)

Ligne de départ : le forum « Une époque formidable », une journée de débats de société orchestrée le 2 octobre 2023 au Théâtre des Célestins de Lyon, autour des philosophes Gaspard Koenig, Xavier Pavie et Charles Pépin, des essayistes Titiou Lecoq et Salomé Saqué, de l'historienne de l'art Laurence Bertrand-Dorléac, des spécialistes de l'IA Aurélie Jean et Asma Mhalla, du mathématicien Cédric Villani, du sociologue Serge Guérin, du médecin Jean-François Delfraissy, de l'ex-syndicaliste Laurent Berger et du neuropsychiatre Boris Cyrulnik. Ligne d'arrivée : le 5 janvier 2024 dans les librairies, sous la forme d'un livre, DémocratIA (L'Aube). Trois mois plus tard, un record.

Un simple trimestre au cours duquel le traitement éditorial des neuf heures de débats a été confié à l'IA. « Aux » IA, manipulées par deux marionnettistes, Benoit Raphaël et Thomas Mahier (Flint), qui se sont emparés de l'intégralité des enregistrements et ont produit, en quelques jours, une restitution stupéfiante. Fruit non pas desdites IA, mais de la collaboration entre leur puissance et deux humains.

Les conditions de l'honnêteté

La méthode ? D'abord une transcription en texte des vidéos des tables rondes par un outil français, Noota. Puis, une fois les transcriptions effectuées et corrigées, solliciter une IA. La faible mémoire de ChatGPT étant inadaptée au format, le choix se porte sur « Claude » (Anthropic), d'une capacité théorique de soixante-quinze mille mots - mais pratique de mille mots, obligeant à « bricoler ». Charge à elle de réorganiser les échanges, de concevoir un plan, de rédiger dans un style « journalistique et narratif », défini après que ses algorithmes l'aient dirigée dans sa base de données vers des textes similaires.

« L'IA n'a pas de style propre ni de raisonnement. Elle compose de manière statistique et aléatoire à partir du travail fourni par les écrivains et journalistes (à leur insu), qu'elle a préalablement digéré. Ce qui lui donne un style « moyen », puisqu'elle fait la « moyenne » de ce qu'elle a identifié dans le territoire sémantique du style demandé. Pour obtenir un style plus original et une meilleure analyse, il faut manœuvrer par petites touches afin de « faire sortir la machine de ses gonds » », précise Benoit Raphaël.

Puis intervient l'étape la plus sensible : la construction et l'enchaînement des instructions (« prompts ») par le copilote humain. Elle réclame une main « subtile » pour que l'IA génère un texte original sans inventer, simplifier exagérément, ou trahir les propos des intervenants. Cette matière brute est ensuite livrée à l'éditeur et passée au tamis d'une relecture inédite : elle n'a pas pour objet de soumettre à l'auteur des suggestions de forme (stylistiques, lexicales) ou de fond, mais d'interroger la source des données chiffrées, de repérer les « morceaux d'information » générés spontanément par l'IA, de repositionner les propos dans la bouche de celui qui les a réellement exprimés, de retirer les guillemets des citations faussement attribuées. Chaque correction (factuelle, stylistique) effectuée, chaque interprétation contestée est indiquée en bas de page. L'intérêt et l'honnêteté de l'expérience sont à cette condition.

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Résister, jusqu'à quand ?

Au final donc, une restitution stupéfiante. Certes, la matière brute n'est pas exempte d'erreurs factuelles, d'ajouts troublants. Mais l'ensemble est charpenté, cohérent, fluide, et il est (déjà) évident que les très prochaines évolutions techniques vont gommer les imperfections. Quant au temps gagné - un mantra, dans une époque dictée par la profitabilité du temps -, il est étourdissant.

Comment ne pas me replonger alors dans la construction du livre Un médecin au front (Seuil, octobre 2023) que j'ai consacré au professeur Jean-François Delfraissy ? Je m'interroge : si j'y avais recouru, l'IA m'aurait assuré une « économie de temps » inouïe sur les près de deux cents heures d'écriture-relectures-corrections. Se serait-elle montrée incapable de restituer l'impalpable : la confiance, les silences, les confidences, les failles, les hésitations, les mystères sédimentés pendant les quatre-vingt-dix heures de face-à-face ? Rien n'est moins sûr. Un regret alors ? Non, évidemment. L'aventure de l'écriture constitue une forteresse inaccessible du « prédateur » technologique : celle à l'intérieur de laquelle se forgent l'humanité de l'auteur et le lien d'humanité qui le lie au lecteur. L'« expérience » DémocratIA est aussi jubilatoire qu'effrayante, mais le foisonnement de questionnements éthiques consolide l'aventure de l'écriture plus qu'il ne la vulnérabilise. A condition de résister. Mais pour combien de temps ?

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Commentaire 1
à écrit le 22/11/2023 à 8:31
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Si leur deep learning rivalisent en créativité avec l'humanité cela prouve d'abord et avant tout que cette dernière est en chute libre et c'est d'abord et avant tout un très mauvais signe, attention.

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