Fiscalité internationale : entre 4% et 10% de perte de recettes sur l'impôt sur les sociétés

Par Grégoire Normand  |   |  829  mots
"Sans négliger les difficultés d'une telle analyse, la Cour estime qu'avancer sans évaluation solide de l'impact économique des négociations, donc quasiment à l'aveugle, est de nature à porter atteinte à la défense de nos intérêts", à propos des négociations sur la fiscalité internationale; (Crédits : Charles Platiau)
La Cour des comptes a estimé ce jeudi 5 septembre que les négociations en cours à l'OCDE sur la taxation des multinationales, notamment du numérique, portent préjudice à la France, estimant que l'Etat avance "quasiment à l'aveugle" sur l'évaluation de l'ampleur des pertes fiscales sur ce dossier et l'appelle à renforcer son expertise.

La Cour des comptes ne mâche pas ses mots. Dans un référé publié ce jeudi 5 septembre, la juridiction financière explique que "compte tenu de l'intensification des échanges internationaux, les conventions fiscales revêtent des enjeux économiques et budgétaires croissants. Pourtant, l'expertise économique préalable à leur négociation reste insuffisante". Alors que Bruno Le Maire était en déplacement aux Etats-Unis pour rencontrer son homologue Steven Mnuchin cette semaine, le sujet de la fiscalité des Gafa reste un point d'achoppement entre les administrations française et américaine.

Une bonne partie des bénéfices réalisés par les géants du numérique sur le territoire français sont enregistrés dans d'autres pays offrant une fiscalité avantageuse. Ce référé est rendu public à un moment où l'Organisation pour la coopération et le développement économiques (OCDE) tente de trouver d'ici la fin de l'année un accord mondial sur la taxation des géants du numérique, mais aussi des multinationales, pour qu'il soit approuvé en 2020.

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Un manque à gagner faramineux

La complexification des échanges, la multiplication des transactions à l'échelle internationale, la numérisation à outrance de l'économie ont rendu difficile le travail de l'administration fiscale. Pour l'Etat, les pratiques d'évitement fiscal représenterait un manque à gagner considérable chaque année. Selon des estimations transmises par les magistrats, les pertes de recettes au titre de l'impôt sur les sociétés (IS) représenteraient "entre 4% et 10% des recettes de cet impôt au niveau mondial soit, si l'on transpose cette hypothèse à la France, entre 2,4 milliards et 6 milliards d'euros". Les auteurs du référé en profitent pour viser les entreprises du numérique qui profitent des failles du système fiscal international. "Certaines entreprises, principalement étrangères, qui réalisent pourtant une activité bénéficiaire auprès de clients établis en France, ne sont pas assujetties à l'impôt sur les sociétés en France, faute d'y détenir un établissement stable".

Dans une étude très documentée publiée au printemps, l'économiste du CEPII, Vincent Vicard qui a étudié de près la balance des paiements en France, expliquait que "l'évitement fiscal prend de plus en plus d'ampleur depuis 2001. Partant d'un montant estimé à moins de 1 milliard d'euros au début des années 2000, l'érosion de l'assiette de l'IS est estimée à 13 milliards en 2008 et dépasse 30 milliards à partir de 2013".

Des moyens à renforcer

Les travaux menés par les magistrats de la rue Cambon indiquent que l'expertise de l'administration fiscale mériterait d'être renforcée. "Les enjeux soulevés par l'évolution des règles de la fiscalité internationale gagneraient à être mieux éclairés par l'analyse économique, précisent-ils. L'examen conduit par la Cour démontre que l'expertise économique consacrée aux négociations fiscales internationales est modeste au regard de l'ampleur des enjeux [...] Sans négliger les difficultés d'une telle analyse, la Cour estime qu'avancer sans évaluation solide de l'impact économique des négociations, donc quasiment à l'aveugle, est de nature à porter atteinte à la défense de nos intérêts".

Outre le déficit d'expertise, la Cour regrette le manque de moyens des services du Trésor public pour faire appliquer les conventions internationales. D'après des chiffres cités dans le référé, l'équipe en charge de cette mission serait composée de 10 agents (mission d'expertise juridique et économique internationale). Elle doit notamment "accompagner les entreprises dans leur relations avec les administrations fiscales étrangères". L'une des conséquences de ce manque de moyen est que le fisc accumule une somme de dossiers considérable.

"Avec 844 dossiers en instance en 2017 pour une capacité de traitement d'environ 300 cas par an, la France est, parmi les pays de l'OCDE, le pays qui compte le stock de litiges le plus important derrière l'Allemagne et les États-Unis. Si le délai moyen de traitement d'un litige est de près de trois ans, il peut être beaucoup plus élevé pour les questions de prix de transfert, qui représentent 61 % des dossiers, et sont les plus longs et complexes à traiter".

Au regard de la possible augmentation de litiges à traiter, les magistrats recommandent "de renforcer par redéploiement les effectifs de la mission d'expertise juridique et économique internationale de la DGFiP, de manière à réduire à deux ans le délai moyen de traitement des dossiers". Dans leur réponse, les ministres de Bercy, Bruno Le Maire et Gérald Darmanin ont annoncé que les moyens humains de ce service ont été augmentés depuis le premier septembre avec l'embauche d'une personne sachant qu'un renforcement supplémentaire serait à l'étude. Avec la baisse d'environ 5.800 postes prévue d'ici 2022 au ministère de l'Economie, ce renforcement pourrait prendre plus de temps qu'annoncé.

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